L’illusion d’une communauté juive, par Jacques Tarnero, Eliette Abecassis, Barbara Lefebvre

 

 

 

L’illusion d’une communauté juive, par Jacques Tarnero, Eliette Abecassis, Barbara Lefebvre

 

Le premier procès fait à Georges Bensoussan pour incitation à la haine raciale constituait déjà une première ignominie. Avoir fait asseoir Georges Bensoussan sur le même banc de prévenu que Alain Soral ou Dieudonné ou encore Henri de Lesquen était déjà une première infamie symbolique.

Qu’il fut initié par une association islamiste déguisée en mouvement antiraciste ne pouvait guère surprendre de la part d’un groupe dont la profession de foi consiste à utiliser les moyens de la justice existant dans une démocratie, pour mieux mettre au pas toute expression libre et toute parole critique.

Pourtant certaines associations s’y sont laissées prendre et ce fut une autre et désolante surprise de retrouver parmi les parties plaignantes la Ligue des droits de l’homme, SOS Racisme, et la LICRA. Incapables de comprendre l’enjeu, myopes devant la réalité de l’offensive, voilà que les héritiers des défenseurs du capitaine Dreyfus, de Victor Basch, emboîtaient le pas du fascisme islamiste.

Que ces associations soient tombées dans ce panneau de la « lutte contre l’islamophobie » constituait le deuxième niveau de sottise.

Que l’Etat, en première instance, à travers sa procureur ait alimenté la charge contre Georges Bensoussan à travers une plaidoirie aussi erronée que pédante parachevait la dimension grotesque de ce procès. « Georges Bensoussan a fait un passage à l’acte dans le champ lexical !» devait dénoncer cette docte procureur. N’est pas Roland Barthes qui veut.

Il y eut aussi cette témoin à charge contre Georges Bensoussan déclarant que lorsqu’on dit « espèce de juif » en arabe, ce n’est pas une insulte mais une habitude de langage, sinon une habitude de pensée.

Heureusement le tribunal ne fut pas dupe et en première instance comme en appel, les plaignants furent déboutés de leurs plaintes et Bensoussan a été relaxé.

Cependant l’affaire ne s’arrête pas la. Il y a une autre affaire à l’intérieur de la première et elle est bien plus grave, symboliquement et politiquement plus grave.

Que des islamistes n’aient pas supporté qu’un historien rapporte des vérités gênantes sur les sources de l’antisémitisme dans l’espace arabo musulman, peut se comprendre. Ils sont dans leur rôle. Que certains n’aient rien compris à la stratégie du néo antisémitisme grimée dans les habits de l’antiracisme, peut aussi (difficilement) se comprendre. Pourtant depuis la conférence de Durban en 2001 c’est au nom de l’antiracisme que s’exprime la haine antijuive.

En revanche,  le scandale dans le scandale réside dans l’attitude du Mémorial de la Shoah, employeur de Georges Bensoussan.

Que cette institution centrale au sein des institutions juives, que cette institution symboliquement centrale au sein du judaïsme français et qui s’est donnée pour mission la lutte contre l’antisémitisme, non seulement n’ait pas soutenu Georges Bensoussan au cours des deux procès qu’il a eu à subir, mais, bien pire, lui ait fait reproche de ses propos sur l’antisémitisme arabo islamique, est un scandale bien plus grave que la manœuvre du CCIF.

Aujourd’hui, d’une manière aussi mesquine que médiocre, au prétexte fallacieux d’une retraite qu’il serait poussé à prendre, Georges Bensoussan est écarté de ses fonctions au Mémorial. Des pressions exercées sur le site Akadem, invraisemblables dans un Etat démocratique, ont exigé le 1° juin dernier la censure de la vidéo d’un entretien de Georges Bensoussan avec Antoine Mercier. D’autres pressions ont été exercées ailleurs pour qu’il ne puisse pas s’exprimer. Des calomnies ont été émises à son endroit : « il aurait été content de ces procès par souci de notoriété, il aurait agi pour gagner de l’argent, il serait un sépharade complexé puisqu’il a utilisé un pseudonyme ashkénaze ». Ces propos ont été tenus.

Au sein d’autres institutions, la vérité ne doit pas être connue. Bensoussan n’y est plus persona grata.

Le comportement des dirigeants du Mémorial n’est pas seulement incompréhensible, il est déplorable. Faute d’avoir fait le moindre effort intellectuel pour comprendre l’enjeu des travaux de Georges Bensoussan qui mettait en lumière les sources culturelles du terrorisme qui tué en France  16 personnes de confession juive depuis 2003, pour la seule raison qu’elles étaient juives. Les dirigeants du Mémorial auraient pu ne pas se coucher devant les vents dominants du conformisme intellectuel. Ils auraient pu ne pas s’inscrire dans le déni idéologique de la réalité qui constitue, hélas, la marque du temps présent.

Par conformisme, par inintelligence, un leadership juif croit trouver sa légitimité dans sa position sociale. Bien plus, il croit conforter son statut social par cet ajout symbolique qui prétend lutter contre ce qui nous menace tous, en tant que Juifs et en tant que citoyens français.

Le Mémorial est une institution unique en France et en Europe. Son action est essentielle. La Revue d’histoire de la Shoah est unique en Europe. Elle est l’outil de rappel, d’études, non seulement d’histoire de la destruction des Juifs d’Europe, bien plus elle a élargi le champ de ses travaux aux autres grandes tragédies du siècle passé : le génocide arménien, celui du Rwanda, celui du Cambodge. L’extension du domaine de la recherche sur l’antisémitisme en a fait un pôle d’excellence sur ces questions, hélas si actuelles. Sous le pilotage de Bensoussan elle est devenue LA revue de référence sur ces questions. Il a été signifié à Bensoussan qu’il était désormais déchargé de cette responsabilité.

Le Mémorial est un lieu symbole autant qu’une structure de recherche et d’éducation. Lieu de mémoire, il organise des rituels commémoratifs qui pour être absolument indispensables ne sauraient suffirent. Si le succès de la politique éducative du Mémorial doit être mesuré aux nombres de classes parties visiter les camps d’extermination, ce critère d’évaluation devrait être soumis à la critique et à la réflexion. Penser que l’on fait aujourd’hui, reculer l’antisémitisme dans les territoires perdus de la République, par le seul enseignement de la Shoah constitue une importante erreur de jugement autant qu’un socle éducatif erroné parce que partiel. La caractéristique du nouvel antisémitisme c’est que bien au contraire il s’énonce avec les mots de l’antiracisme et de l’anti fascisme. Bien pire on attribue à Israël des pratiques nazies. Le sigle = est apposé entre la svastika et l’étoile juive. Nous le savons bien, les larmes sur la Shoah accompagnent trop souvent le venin contre le sionisme. Elles constituent au contraire l’alibi de cette haine. Pour reprendre les mots du Président de la République, « l’antisionisme est bien devenu la forme renouvelée de l’antisémitisme ». Le Mémorial doit penser que l’antisémitisme a muté et c’est bien la raison pour laquelle les islamistes ont cherché à faire taire Bensoussan en disqualifiant ses travaux. Il y a bien des objectifs éducatifs et une pédagogie nouvelle qui devraient être recherchés. Couper les têtes de ceux qui justement ont le courage de penser la complexité du temps présent n’est ni digne ni judicieux.

Le Mémorial fonctionne par la subvention que lui verse la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, c’est à dire l’argent des Juifs morts, déportés et assassinés. Cet argent, ce budget, il en est le dépositaire, le gardien soucieux de son meilleur usage.

L’excellence du Mémorial ne saurait se soumettre ni à des intérêts vaniteux, ni à la médiocrité de mesquineries bureaucratiques : il y a mieux à faire aujourd’hui.

Dans le moment présent, sur cette affaire, en congédiant sournoisement Georges Bensoussan, la direction du Mémorial n’a pas seulement fait un contresens intellectuel : elle a commis une faute morale.

Sauf à reconnaître que c’est l’islamisme et le nouvel antisémitisme qui au bout du compte ont réussi à imposer leur agenda. Et qu’ils auraient déjà gagné ?

Ce qui est en jeu c’est l’avenir de cette supposée « communauté juive ».

Elle peut encore se ressaisir.

Jacques Tarnero, Eliette Abecassis, Barbara Lefèvre

 

 

 

 

 

 

 

PHILIPPE VAL : « L’INDIFFÉRENCE À L’ANTISÉMITISME RELÈVE DU SUICIDE CIVILISATIONNEL »

PHILIPPE VAL : « L’INDIFFÉRENCE À L’ANTISÉMITISME RELÈVE DU SUICIDE CIVILISATIONNEL » ENTRETIEN AVEC L’INITIATEUR DU MANIFESTE “CONTRE LE NOUVEL ANTISÉMITISME”

 

 

Philippe Val : « L’indifférence à l’antisémitisme relève du suicide civilisationnel »
Entretien avec l’initiateur du manifeste “contre le nouvel antisémitisme”

parElisabeth Lévy – 14 juin 2018

Philippe Val © Hannah Assouline
Sous protection policière renforcée, l’initiateur du manifeste « contre le nouvel antisémitisme » est aux prises avec l’islamisme depuis des années. Il raconte la genèse de cette initiative, nous confie les réticences de certaines personnalités de gauche à le signer et appelle les musulmans à faire leur aggiornamento.

Causeur. Vous êtes à l’initiative du Manifeste « Contre le nouvel antisémitisme » publié fin avril par Le Parisien–Aujourd’hui en France, et signé par une pléthore de personnalités de très haut niveau. Pourquoi ?

Philippe Val. J’ai d’abord été invité à donner une conférence qui est devenue un article pour le livre collectif qui était en préparation à la suite de l’assassinat de Sarah Halimi et surtout du refus du juge d’instruction de le qualifier de crime antisémite. [Le juge a finalement retenu le caractère antisémite du crime en mars 2018, NDLR.] Plus tard, un jeune homme très engagé, rapide et intelligent qui travaillait pour Albin Michel m’a demandé de réfléchir avec lui à la promotion du livre. C’est lui qui a eu l’idée de faire appel au Parisien, et cela m’a semblé très opportun qu’un grand journal populaire consacre une « une » et une pleine page à cette question, avec un manifeste plutôt qu’avec un article personnel. J’ai ensuite contacté quelques amis concernés, puis nous nous sommes tous mis à contacter nos relations, amis et connaissances pour les convaincre, ce qui n’a pas été tout seul… Voilà pour l’anecdote. À quoi il faut ajouter un événement décisif, la marche blanche pour Mireille Knoll qui a marqué un début de prise de conscience. J’y ai entendu des gens qui n’étaient pas juifs, j’ai rencontré des imams et je me suis dit qu’un nouvel état d’esprit était en germe.

D’accord, mais puisque beaucoup de gens se posent la question : pourquoi cette obsession de l’antisémitisme ? (Qu’est-ce qu’il a avec les juifs ?)

Il ne viendrait à l’idée de personne de poser cette question à ceux qui se mobilisent pour la Palestine ou pour les réfugiés afghans. L’antisémitisme a une histoire imbriquée dans l’histoire européenne. Ce qui touche les Français juifs touche tous les Français, et, outre les crimes qu’il engendre de nouveau, il met en péril tout l’édifice démocratique des États de droit. L’indifférence à l’antisémitisme relève du suicide civilisationnel. Vous pourriez me poser la question ainsi. Pourquoi vous inquiétez-vous de l’agonie des libertés ?

Des juifs sont contraints de quitter leurs quartiers car ils sont juifs. C’est la réalité qui est brutale, pas les mots.
Avez-vous essuyé beaucoup de refus ?

Personne ne m’a dit non, mais certains ne m’ont pas répondu.

Il y a Nicolas Sarkozy, Manuel Valls, Jean-Pierre Raffarin… Avez-vous essayé de faire signer François Hollande ?

L’ancien président de la République m’a fait savoir que, par principe, il ne signait jamais de manifestes.

Certains ont-ils retiré leur signature ?

Il y a eu quelques gros conflits.

Plutôt avec des gens de gauche, je suppose ?

Oui, et c’est mélancolique… Vous remarquerez que les personnalités du PS qui ont signé ont plus de 60 ans et sont retirées des activités du Parti… La jeune génération est ailleurs, apparemment plus préoccupée par la bande de Gaza gouvernée par le Hamas, qui est un mouvement terroriste, que par le sort de ses compatriotes juifs. Et le fait que l’un exclut l’autre signe la faillite idéologique de cette gauche.

Il se dit et s’écrit qu’Anne Hidalgo avait signé avant de se rétracter.

No comment.

Quel public Anne Hidalgo, qui n’est ni antisémite ni indifférente à l’antisémitisme, a-t-elle peur de s’aliéner ?

Je me perds en conjectures. Je pense comme vous qu’elle n’est pas soupçonnable. Elle est peut-être coincée par un embouteillage rue de Rivoli.

Jacques Julliard estime que la gauche a un malaise avec l’antisémitisme musulman qu’elle a longtemps nié et minimisé. Est-ce vrai ?

Ce que dit Julliard est parfaitement juste et son texte, « La gauche, l’islam et le nouvel antisémitisme », est formidable. Son âge et son expérience devraient inciter à prendre au sérieux ce qu’il a à dire, au plus haut niveau de l’État. Il me semble que sa parole mérite au moins autant l’attention que celle de Yassine Belattar…

Autre absence remarquée, celle de la Macronie, représentée par quelques députés. Il se murmure que certains ministres auraient été dissuadés…

Le République en marche est un jeune parti extrêmement discipliné. Sa direction a sans doute dit aux militants que le président avait son calendrier sur la question et qu’il ne fallait pas partir en danseuse devant lui. Je conçois parfaitement qu’il y ait une discipline de parti. Mais elle a des limites. Sur ce sujet, j’ai la conviction que la liberté d’expression des élus doit être respectée.

Il serait donc malséant de pointer une certaine gêne du pouvoir sur ce sujet ?

Malséant, c’est le terme exact. Mais lorsque la réalité est malséante, la gêne du pouvoir devient elle-même malséante. On peut même inverser les termes, et dire que la malséance du pouvoir devient gênante.

Revenons sur certains points du manifeste. En parlant d’« épuration ethnique » en Seine-Saint-Denis, n’y êtes-vous pas allés un peu fort ?

Le terme est dur, mais sa définition dans le dictionnaire et selon l’ONU correspond parfaitement à la réalité. Une épuration ethnique n’a pas forcément besoin d’être organisée par un État. Des juifs sont contraints de quitter leurs quartiers car ils sont juifs. C’est la réalité qui est brutale, pas les mots. Et ça ne concerne pas que la Seine-Saint-Denis…

Le fait que l’antisémitisme soit lié à la radicalisation islamiste ne fait plus de doute pour personne
On a aussi contesté votre approche théologique. Vous demandez que le Coran soit épuré de ses versets particulièrement durs envers les juifs et les chrétiens…

Allons, il ne me viendrait pas à l’idée de demander de « changer » le Coran ! J’ai fréquenté un collège religieux et je me suis intéressé suffisamment aux religions pour savoir qu’une telle demande n’aurait aucun sens. Le manifeste appelle à une réinterprétation, c’est-à-dire à la production d’un commentaire contredisant l’interprétation littérale de certains hadith et sourates. Il n’y a pas si longtemps, les protestants français ont supprimé la référence aux écrits antisémites de Luther. Les catholiques ont aussi fait ce travail. Nous ne sommes plus à l’époque de Mahomet (VIIe siècle). Quand le temps change, il faut adapter la lecture des textes sacrés.

Par ailleurs, je pense que l’islam radical relève moins de la religion que de la politique. Il s’agit d’une poussée idéologique de haine contre les démocraties modernes. Pour cette idéologie, le cosmopolitisme, les libertés sexuelles et la bâtardise (c’est-à-dire la mauvaise origine) s’incarnent dans une identité juive fantasmée, c’est son effrayant point commun avec le nazisme. Nous sommes confrontés à la difficulté de transgresser un tabou : convertir, dans notre esprit, un phénomène religieux en mouvement politique terroriste. Je suis convaincu qu’au fond, les autorités politiques et intellectuelles sont embarrassées par la revendication religieuse des terroristes. C’est hallucinant de constater que d’une certaine façon, cette revendication protège les terroristes.

Parlons maintenant de la réception du manifeste. Pensez-vous avoir fait progresser la prise de conscience ?

Si nous n’y avions pas cru, nous n’aurions rien fait. En tout cas, l’expression « nouvel antisémitisme » est entrée dans le langage courant. Il est très important de nommer les choses. Quand on parle du nouvel antisémitisme, on sait désormais ce que ça veut dire. C’est utile pour les journalistes qui ont à travailler sur ces questions, certains qui étaient un peu hésitants sont d’ailleurs tombés du bon côté. Plus encore, le fait que l’antisémitisme soit lié à la radicalisation islamiste ne fait plus de doute pour personne. Or, on n’a pas affaire à quelques cas isolés de radicalisation, mais à un phénomène culturel large. C’est déjà un pouvoir politique qui s’exerce par la peur. Face à cela, après l’assassinat de Mireille Knoll, le manifeste a contribué à élargir le cercle de la raison. Ainsi, des gens aussi différents que Jean-Pierre Raffarin et Annette Wieviorka l’ont-ils défendu de façon extrêmement éloquente à la radio.

Cette prise de conscience a-t-elle aussi progressé chez les musulmans ?

Je ne peux pas imaginer que les musulmans y soient restés sourds. Il y a forcément des musulmans comme vous et moi qui disent : « Ça suffit ! » Depuis la parution du manifeste, il suffit de lire les journaux pour voir qu’il y a des débats houleux entre la mosquée de Paris, le CCIF, les Musulmans de France… Le débat est lancé.

Qu’avez-vous pensé des contre-pétitions de gauche ?

C’est grotesque. On aurait dû être tous ensemble. Quant à leur argument selon lequel les jeunes musulmans radicalisés sont en situation erratique parce que la République ne s’est pas occupée d’eux, il est encore plus grotesque. Pire, c’est une faute. Ceux qui pensent ainsi ne sont pas descendus sur terre depuis longtemps. Pourquoi le même phénomène politico-religieux s’observe-t-il en Tchétchénie, au Danemark, en Égypte, en France… ? Ce n’est pas la République française qui est responsable de la radicalisation au Yémen ! Et pourtant, c’est la même radicalisation. Tout cela est un discours absurde sorti des cuisines fast-food de la sociologie française.

On doit poser à l’islam des exigences claires et nettes.
Une fois le diagnostic dressé, a-t-on la moindre idée de ce qu’il faut faire ?

D’abord, l’État a un rôle important à jouer. Aujourd’hui, l’État est mal à l’aise quand il s’agit de religion. Il n’a plus conscience de son périmètre inviolable, aussi est-il enclin à faire du Trudeau… Le chef de l’État doit avoir les gestes, les mots et les actes nécessaires pour rétablir le rapport de force entre l’État et l’islam. Pour les autres religions, c’est réglé depuis un moment, même si la vigilance laïque ne doit pas faiblir. Quand on estime les gens, on leur demande des choses estimables.

Il faut engager une négociation, une discussion philosophique, politique, voire théologique, bien que ce ne soit pas le rôle de l’État d’intervenir dans un débat théologique, sauf quand la théologie déborde elle-même de son cadre. On doit poser à l’islam des exigences claires et nettes. Ensuite, il y a tout un travail à mener contre la peur. Il y a des profs, des policiers et des citoyens de tous horizons qui savent mais ont la trouille d’en parler et d’agir. Or, la peur peut pousser à pactiser, voire collaborer avec les gens les plus effrayants. La police, la justice et l’État avec la force de la loi doivent assumer leurs missions régaliennes.

Certes, mais l’État ne peut pas grand-chose si la société s’en fiche. Or, à écouter Georges Bensoussan (avec qui nous dialoguons), la société française est pour une grande part indifférente au sort des juifs. Beaucoup de gens pensent qu’« avec les juifs, il y a tout le temps des problèmes ». Peut-on leur en vouloir ?

Je ne crois pas que les gens pensent comme cela. La France est un pays où des stéréotypes à la con un peu racistes subsistent, mais ce n’est pas un pays antisémite ! Pour des raisons idéologiques, voire culturelles, depuis longtemps – on le voit à partir de l’affaire Dreyfus, mais aussi pendant la guerre de 1940-1945 – une partie du milieu intellectuel français est antisémite. Cet antisémitisme intellectuel va, à partir de la guerre d’Algérie, muter en antisionisme. Il y a une espèce de recyclage d’un antisémitisme d’élite en France, qui est passé de droite à gauche tout en restant résiduel au sein de l’extrême droite. Inversement, une partie de la gauche a transformé son anticolonialisme en antisionisme puis en antisémitisme, renouant de ce fait avec l’antisémitisme de gauche du xixe siècle, le fameux « socialisme des imbéciles ». Il existe donc un écosystème qui a rendu possible une indifférence, voire une hostilité, à l’égard d’Israël, ce qui est déjà un scandale car on peut critiquer la politique israélienne sans remettre en cause l’existence et le droit à la sécurité d’Israël. Aujourd’hui, l’antisionisme est devenu ce que l’on sait. Mais ce phénomène, assez haut perché dans la société, ne concerne pas le peuple en général. Si indifférence il y a chez certains, c’est que le Français lambda est sans doute mal informé sur la question, sans quoi il y serait plus sensible que ses élites. Voilà pourquoi il est fondamental d’informer et de sensibiliser. C’était le but du manifeste, augmenter le volume de la voix de ceux que l’on n’entend jamais, justement parce qu’ils sont majoritaires.

Désolée d’être rabat-joie, mais le 11 janvier 2015, 10 millions de personnes ont aussi manifesté pour le droit de se moquer des religions. Là-dessus, nous avons perdu la bataille.

Complètement ! Voilà ce qui arrive lorsque l’État ne prend pas les choses en main. Au lieu d’être ferme face à l’islam comme il l’a été avec les autres religions, l’État est devenu poreux. Pour engager un bras de fer, c’est fâcheux.

À ce sujet, Marcel Gauchet parle de « l’inconscient américain » de Macron : le président voudrait, comme le font les Américains, frayer avec les curés de toutes obédiences. Et si là-bas on peut sortir en burqa, pourquoi serait-ce interdit chez nous ?

J’ai été extrêmement choqué par un article publié il y a quelques années par Régis Debray sur la question de la raison et du sacré. Pour lui, si les religions posent parfois problème, le sacré doit être préservé. Affirmer que la raison qui nous permet d’avoir des institutions démocratiques et des libertés est inférieure au sacré, c’est mettre au second plan ce que nous avons en commun, et au premier, ce qui nous divise. C’est une très bonne idée pour déclencher l’étripage général.

Pardon, mais Debray dit simplement que la raison ça ne suffit pas comme ciment et qu’il nous manque, en quelque sorte, un sacré laïque.

Évidemment, cette espèce de chose bizarre qui ressemble à la transcendance est décisive dans la vie. Pour moi, la question de la grâce en art ou en musique est plus importante que tout ! Mais c’est mon problème personnel. Ce que nous avons en commun, c’est la raison.

Mais la raison ne suffit pas à distinguer les Français des Américains ! Debray et Gauchet, dans un autre registre, ont raison quand ils affirment qu’une communauté humaine doit être soudée par quelque chose de plus grand que les individus qui la composent : une certaine idée de la France, ce n’est pas seulement le fruit de la raison !

Évidemment. Les choses qui nous grandissent sont précieuses, mais on ne peut éviter le débat sur leur nature. Parmi les choses qui nous dépassent, certaines sont criminelles et délirantes, d’autres sublimes. On doit pouvoir en discuter. Reste que la loi collective sur laquelle nous nous accordons tous est fondée sur la raison et prime sur nos croyances. Pour l’au-delà de la raison, chacun a ses croyances sans lequel l’humain, se sachant mortel, ne peut pas vivre. Les premières œuvres d’art sont des tombes. Le monument aux morts qu’est le Requiem de Mozart est le plus bel hymne à la vie mortelle. La transcendance n’a jamais servi qu’à ça : vivre en sachant qu’on va mourir.

Cependant le libéralisme tel qu’il naît après les guerres de religion postule qu’on ne cherchera plus à imposer une définition substantielle du bien commun, mais qu’on se mettra d’accord sur les procédures de résolution des conflits. La crise démocratique que nous connaissons est-elle liée à ce vide de sens commun ?

Malraux, qui a été un très grand ministre de la Culture et, de surcroît, un intellectuel décisif du xxe siècle, était obsédé par l’idée que quelque chose de sublime nous relie. Sans cela, on est foutus. Je pense que même le plus athée des philosophes comme Spinoza est hanté par la béatitude qui est précisément le sentiment de la grâce. Mais dès lors qu’aucune forme de sublime ou de transcendance ne doit imposer sa loi aux autres, ce n’est pas à l’État de s’en occuper !

Certes, mais on assiste précisément à l’invasion de l’espace public par les obsessions et croyances des uns et des autres …

C’est insupportable ! On est dans un Disneyland qui va finir en film d’horreur, si ce n’est déjà fait…

Croyez-vous vraiment à la possibilité d’un tel dénouement ?

Oui. Si les gens au pouvoir ne reviennent pas à la raison et au courage politique. Au lieu de regarder les sondages avant de dire un mot, qu’ils relisent – ou sinon, qu’ils lisent – les mémoires de Churchill !