Il y a deux ans, une Française juive était tuée sauvagement à Paris aux cris d’«Allah akbar».

Pour info

Monique

 

 

 

FIGAROVOX/TRIBUNE – Il y a deux ans, une Française juive était tuée sauvagement à Paris aux cris d’«Allah akbar». La question du discernement du suspect est au cœur de l’instruction. Une troisième contre-expertise a conclu à son irresponsabilité. Trente-neuf intellectuels, parmi lesquels Alain Finkielkraut, Jacques Julliard, Pierre Manent, Pierre Nora, Mona Ozouf et Paul Thibaud, demandent que ce crime soit jugé.

Voici deux ans, dans la nuit du 3 au 4 avril 2017, à Paris, dans une HLM de Belleville, rue Vaucouleurs, Sarah Attal-Halimi, une retraitée de 65 ans, était tirée de son sommeil à 4h30 par un voisin âgé de 27 ans. Kobili Traoré se déchaîne contre elle, il la frappe pendant plus de vingt minutes. Les cris de douleur de madame Halimi alertent immédiatement les voisins qui entendent aussi les insultes que Traoré lui adresse, les «Allahou Akbar» et autres psalmodies coraniques. Un petit effectif de police est rapidement sur les lieux, mais pensant être en présence d’un terroriste, les policiers n’interviennent pas et attendent des renforts. Tout le monde entend donc le calvaire de Sarah Halimi. Finalement, peu avant 5h00, Kobili Traoré défenestre sa victime, tout en criant à la police postée dans la cour: «attention! Une femme va se suicider», comme pour couvrir ce geste final qui tuera sa victime. Le rapport du médecin légiste est terrible: «la mort de Sarah Halimi est due à un poly-traumatisme par chute d’un lieu élevé», relevant «des lésions d’hémorragie massive pulmonaire, myocardique, méningée, et diverses fractures associées», plus d’une vingtaine sur le corps et le visage.

Avant son forfait, l’assassin s’était d’abord introduit dans l’appartement mitoyen, celui de la famille Diarra. Il ne cherche pas à les attaquer. Effrayés par la grande nervosité de Kobili Traoré qu’ils connaissent bien, leurs familles venant du même village du Mali, les Diarra se verrouillent dans une pièce et contactent la police, se considérant comme «séquestrés» par Kobili Traoré. En fait, ce dernier avait quitté les lieux pour enjamber le balcon et entrer par effraction chez Sarah Halimi. Il reprendra le même chemin à l’issue du meurtre pour venir terminer ses prières et changer de vêtements chez les Diarra. La police attend toujours sur le palier… Presque une heure après le début des faits, la porte est enfoncée. L’Arrêt du 5 juillet 2018 indique «précisément à 5h35, les effectifs de la BAC du 11èmearrondissement assistés d’effectifs de la BAC 75, présents sur les lieux suite à l’appel d’une des filles de la famille Diarra ayant indiqué que sa famille était victime de séquestration, interpellaient Traoré, en train de réciter des versets du Coran». Kobili Traoré n’oppose aucune résistance à l’interpellation. Mais à son arrivée au commissariat, il est pris d’un soudain accès de violence. Il sera immédiatement transféré en hôpital psychiatrique. Il ne fera pas une minute de garde à vue, ni ne sera interrogé par la police.

Pour mieux étouffer l’affaire, on communautarise le crime.

La sauvagerie de ce crime fit irruption dans une campagne électorale où les sujets de sécurité sont quasi absents. Cet assassinat dérange, le profil de l’assassin sans doute davantage que celui de la victime. D’autant que le caractère antisémite du crime est vite identifiable: Kobili Traoré a ciblé sa victime, il ne s’est pas attaqué à un membre de la famille Diarra chez qui il s’est invité en pleine nuit, il a fait ses prières avant d’aller chez Sarah Halimi, cette voisine qu’il côtoie depuis vingt ans qu’il traitera de «Sheitan» (Satan) tout en la frappant. L’enquête de voisinage montrera que Sarah Halimi et ses proches qui la visitaient, avaient été l’objet d’insultes antijuives de la part de certains membres de la famille Traoré. Dans les heures et jours précédant le crime, la police apprendra qu’il avait fréquenté assidûment la mosquée salafiste défavorablement connue de la rue Jean-Pierre Timbaud. Tout cela est embarrassant en pleine élection présidentielle et les candidats comme les médias généralistes ignorent l’évènement. Pour mieux étouffer l’affaire, on communautarise le crime: «l’émotion dans la communauté juive» est évoquée, comme pour passer à autre chose, comme si Sarah Halimi n’était pas, d’abord, une citoyenne française.

Deux mois après cet assassinat barbare, pour rompre ce silence médiatique, dix-sept d’entre nous avions publié une tribune pour informer l’opinion publique. Deux ans après, rejoints par d’autres signataires, nous venons informer des avancées de l’enquête, de la probabilité d’un non-lieu «psychiatrique» pour le mis en examen. Alors que Kobili Traoré a reconnu les faits d’homicide dès le départ, la juge principale du dossier, Anne Ihuellou, aura paru conduire une instruction à décharge, davantage qu’à charge et à décharge, posture équilibrée de mise au cours d’une instruction.

Tout d’abord rappelons les épisodes de la procédure judiciaire. Après son interpellation et son accès de violence au commissariat, Kobili Traoré est placé en Unité pour Malades Difficiles (UMD). Il reconnaît les faits, mais assure n’avoir pas été dans son état normal. Le 10 juillet 2017, il est mis en examen pour homicide volontaire. La gravité de l’affaire conduit dès le départ à la nomination d’une seconde juge, Virginie Geyte. Entre le crime et cette mise en examen, l’élection présidentielle et les législatives sont passées ; l’affaire est désormais davantage médiatisée, notamment autour de son caractère antisémite de cet assassinat.

Kobili Traoré est un délinquant multirécidiviste connu dans son quartier, craint dans son immeuble. Il vend notamment de la drogue, il est lui-même un consommateur compulsif de cannabis. Si son casier est déjà chargé par vingt-deux condamnations pour violences et vols, il n’a en revanche aucun antécédent de troubles psychiatriques. Avant le 3 avril 2017, il a été incarcéré à quatre reprises, dont une peine d’un an qu’il vient d’accomplir. Au cours de ses périodes de prison, Kobili Traoré n’a apparemment pas été identifié par l’administration pénitencière pour des troubles psychologiques quelconques.

Tout au long de la procédure, les avocats de la partie civile ont été contraints de faire des demandes d’actes pour être tenus informés de l’avancée de l’instruction.

Le 27 février 2018, a enfin lieu l’interrogatoire du mis en examen devant la juge Ihuellou. Après onze mois, sur insistance du Parquet, la juge finit par retenir la circonstance aggravante d’antisémitisme. En revanche, elle et sa collègue résistent à toute reconstitution, ce qui est pourtant habituel dans les affaires criminelles de ce type. Il serait, en effet, indispensable de clarifier la chronologie des faits en organisant une reconstitution, d’autant que ce crime a pratiquement eu lieu sous les yeux des voisins et de la police, que des témoignages ont été recueillis et doivent être mis en regard des faits tels qu’ils pourront être reconstitués in situ. Pour les avocats des deux parties, il est nécessaire de vérifier l’enchainement des évènements durant ces 70 minutes, entre le moment où Kobili Traoré pénètre chez les Diarra et celui où il est interpelé, de retour chez eux, après l’assassinat de Sarah Halimi. L’avocat du mis en examen lui-même accède à la logique d’une reconstitution, mais la juge Ihuellou s’y oppose, par humanisme à l’égard de Kobili Traoré, voulant «protéger le mis en examen d’une possible décompensation et d’un milieu hostile (…) lui qui ne possède plus que des bribes de souvenirs filmiques» (sic).

Tout au long de la procédure, les avocats de la partie civile ont été contraints de faire des demandes d’actes pour être tenus informés de l’avancée de l’instruction. Suite à une saisie d’un d’entre eux en janvier 2018, la 6è chambre de l’instruction est réunie le 30 mai. Le 5 juillet 2018, elle annonce suivre l’avis de la juge concernant la non-opportunité de reconstitution. Pas plus que ne sont retenus les actes de torture et de barbarie ainsi que la préméditation que les avocats de la partie civile avaient demandé voir inscrits dans le cadre de l’instruction. Depuis cette date, aucun nouvel acte de procédure n’a été réalisé.

La procédure judiciaire est aussi ponctuée par des rebondissements d’expertises psychiatriques essentielles dans ce dossier puisque les conclusions des experts-psychiatres sur l’état de Kobili Traoré au moment de la commission des faits, contribuent à déterminer le choix des juges d’instruction: le renvoi devant la Cour d’Assises ou le non-lieu pour irresponsabilité pénale.

Une première expertise est ordonnée. La juge désigne un expert-psychiatre reconnu, Daniel Zagury. Au bout de six mois, il conclut que Kobili Traoré a fait une bouffée délirante aiguë (BDA) suite à une consommation massive de stupéfiants (cannabis). Zagury estime qu’il y a eu altération du discernement mais que le mis en examen est responsable. A ce titre, il peut être jugé devant une cour d’Assises. Il indique que l’identification de Sarah Halimi comme juive l’a diabolisée aux yeux de Kobili Traoré: «L’existence avérée d’une bouffée délirante aiguë n’était pas incompatible avec une dimension antisémite. Un crime pouvant être délirant et antisémite». Pour Daniel Zagury, le simple préjugé antijuif se serait transformé en conviction absolue que Sarah Halimi était l’incarnation du Sheitan (Satan) à tuer. Il explique en outre que la lucidité dont a fait preuve l’assassin avant de la défenestrer est compatible avec une BDA.

Est-ce parce que cette expertise déplaît à la juge d’instruction qu’elle en ordonne une seconde? On peut se poser cette question dans la mesure où ce type de requête provient habituellement de l’avocat de la Défense, qui ici n’avait formulé aucune demande en ce sens. Cette fois, Anne Ihuellou nomme trois experts au lieu d’un. Kobili Traoré est entendu le 24 mai pendant deux heures par deux experts- psychiatres, et le 7 juin durant deux heures trente par le troisième. Ils viennent contredire la première expertise et rendent leurs conclusions le 10 juillet 2018: la BDA de Kobili Traoré signifie pour eux abolition du discernement. À leurs yeux, il était irresponsable au moment des faits. La juge pourrait dès lors prononcer un non lieu ; il n’y aurait pas de procès aux Assises. Voici quelques extraits édifiants de ce second rapport d’expertise: «Kobili Traoré souffre d’un trouble psychotique chronique, vraisemblablement de nature schizophrénique, faisant suite à un épisode délirant aigu inaugural. Il souffre par ailleurs d’une addiction ancienne au cannabis. Il dispose encore d’une personnalité pathologique antisociale et d’une propension à la violence. Oui, son discernement était aboli. Kobili Traoré est inaccessible à une sanction pénale. (…) Nous sommes en plein accord avec le diagnostic d’état psychotique aigu et avec l’analyse qui est faite de la dimension antisémite du geste, même si nous ne pensons pas qu’elle a été déterminante dans le processus psychopathologique du passage à l’acte. Nous dirions en résumé que Monsieur Traoré était au moment des faits, du fait de la prégnance du délire, un baril de poudre. Mais que la conscience du judaïsme de Madame Attal a joué le rôle de l’étincelle».

La psychiatrisation serait-elle le nouvel outil du déni de réalité ?

Outre qu’au cours de sa vie Kobili Traoré – qui a croisé à de nombreuses reprises l’institution judiciaire – n’a jamais été détecté comme porteur de «trouble psychotique chronique» ; outre qu’il est rarissime qu’une pathologie schizophrénique surgisse à 27 ans sans aucun antécédent clinique ; outre que l’apparition brutale de troubles délirants suite à l’usage de stupéfiants est peu probable chez un sujet qui consommait depuis des années de fortes quantités de cannabis… On pourrait penser à lire les dernières lignes que nous avons soulignées, qu’en France, aujourd’hui, être juif serait, en quelque sorte, une incitation au meurtre pour les déséquilibrés psychiatriques. Et puisque les trois experts désignent Traoré comme schizophrène, a-t-on observé une recrudescence de passage à l’acte criminel antijuif chez les centaines de milliers de personnes souffrant de schizophrénie en France? Si c’était le cas, ce serait une nouvelle expression de cette pathologie qui devrait alerter urgemment l’Académie de médecine… À moins qu’il ne s’agisse de proposer à l’opinion une réinterprétation des assassinats de Français juifs depuis 2003 par des islamistes? La psychiatrisation serait-elle le nouvel outil du déni de réalité?

Devant ces conclusions contraires à la première expertise, les deux juges en commandent une troisième. Quatre experts devaient rendre leur conclusion en octobre 2018, elles ont finalement été reçues mi mars 2019. Interminable attente pour la famille et leurs avocats. Finalement, cette troisième expertise confirme l’avis de la précédente: Kobili Traoré était victime d’une BDA avec abolition du discernement.

Désormais, la balle est dans le camp des deux juges d’instruction. Elles peuvent rendre une ordonnance de non lieu «psychiatrique», avec un renvoi vers la chambre de l’instruction pour juger notamment des mesures de sureté à prendre à l’égard de l’assassin. Dans ce cas, la société tout entière se trouvera exposée car ses médecins affirment que Kobili Traoré va mieux, qu’il ne souffre pas de pathologie mentale chronique. Sa place ne sera donc ni en prison (irresponsabilité pénale pour abolition du discernement lors de la commission des faits), ni en hôpital psychiatrique (absence de pathologie mentale chronique). Il est à parier, que d’ici quelques mois, l’amnésie médiatique aidant, il sortira libre de l’hôpital psychiatrique où il réside actuellement, avec une simple obligation de suivi psychiatrique en ville.

Mais les juges ne sont pas tenues par les expertises judiciaires pour ordonner le non lieu. Elles peuvent aussi décider de rendre une ordonnance de mise en accusation devant la Cour d’Assises. On ne saurait ignorer la possibilité d’un acquittement si les jurés estiment que Kobili Traoré était pénalement irresponsable comme l’affirment deux expertises sur trois. Néanmoins, il y aurait un procès, des débats contradictoires. Existerait au moins un espoir que justice soit rendue à Sarah Halimi, victime d’un assassinat antisémite barbare.

Signataires : Michel Aubouin, ancien préfet ; Élisabeth Badinter, philosophe ; Georges Bensoussan, historien ; Laurent Bouvet, professeur de science politique ; Pascal Bruckner, philosophe ; Philippe d’Iribarne, sociologue ; Élisabeth de Fontenay, philosophe ; Bernard de la Villardère, journaliste ; Jacques de Saint Victor, historien ; Alain Finkielkraut, philosophe ; Martine Gozlan, journaliste ; Noémie Halioua, journaliste ; Jacques Julliard, historien ; Suzanne Julliard, professeur de lettres ; Alexandra Lagnel-Lavastine, philosophe ; Josépha Laroche, politiste ; Michel Laval, avocat ; Marcel Gauchet, philosophe ; Damien Le Guay, philosophe ; Jean-Pierre Le Goff, sociologue ; Barbara Lefebvre, essayiste ; Bérénice Levet, philosophe ; Sonia Mabrouk, journaliste ; Yves Mamou, journaliste ; Pierre Manent, philosophe ; François Margolin, réalisateur ; Lina Murr Nehmé, historienne ; Pierre Nora, historien ; Michel Onfray, philosophe ; Mona Ozouf, historienne ; Céline Pina, essayiste ; Pierre-André Taguieff, historien ; Jacques Tarnero, chercheur ; Paul Thibaud, philosophe ; Michèle Tribalat, démographe ; Monette Vacquin, psychanalyste ; Caroline Valentin, essayiste ; Jean-Pierre Winter, psychanalyste ; Michel-Gad Wolkowicz, psychanalyste.

 

Barbara LEFEBVRE