L’allergie antisémite

L’allergie antisémite

par Stéphane Habib

Que le livre de Delphine Horvilleur paraisse au moment même de la disparition d’Amos Oz aura fait remonter à la mémoire la phrase de Jacques Derrida : « Il n’y a pas de hors texte. » Aussi y a-t-il dès le commencement de la lecture de ces Réflexions sur la question antisémite cette étrange et bouleversante impression d’un passage de témoins. Il faut prendre le mot à la lettre.

Delphine Horvilleur, Réflexions sur la question antisémite. Grasset, 155 p., 16 €

L’interrogation aura commencé avant le commencement. Le texte avant le corps du texte. Comme, sans doute, l’histoire de la haine des juifs avant l’arrivée du nom « juif ». La rabbin, par la littérature juive, débute ainsi en dérangeant l’origine. Cette mise en cause radicale de toute origine, de toute pureté, de tout propre, et, partant, de toute identité est à la fois ce qui ressort de la pensée juive telle que Delphine Horvilleur l’enseigne et ce qui nourrit la haine des Juifs telle qu’elle l’analyse.

Pour en prendre la mesure, il suffit d’accepter d’avancer sur les ponts que cet ouvrage construit entre les livres : entre les textes à l’intérieur du récit biblique (comme on le dit mal avec ce singulier), mais encore entre tous les textes de toutes les littératures dans le temps et dans l’espace.

Au seuil de l’écriture, il y a cette dédicace, l’une de ses dédicaces qui – les deux s’écrivent par l’inscription de noms propres et l’appel à la mémoire, mais c’est le même – dévoile sans détour le désir (le seul peut-être) oui, le désir fondamental de l’antisémitisme : la mise à mort des juifs. « À la mémoire de Sarah et Isidore, mes grands-parents survivants et sous-vivants à la fois. ». Combien de lettres, de phrases, de livres sont là convoqués ? Emmanuel Lévinas dédicace son Autrement qu’être ou au-delà de l’essence dans la même langue des noms, même langue de la mise à mort des corps juifs et non-juifs, même question de l’antisémitisme pourtant : « À la mémoire des êtres les plus proches parmi les six millions d’assassinés par les nationaux-socialistes, à côté des millions et des millions d’humains de toutes confessions et de toutes nations, victimes de la même haine de l’autre homme, du même antisémitisme. »

Dans la puissance de ces dédicaces, dans la force de la langue dont elle se fait le témoin et assure les passages par l’écriture de ce livre, Delphine Horvilleur déplie un texte « politique » en ceci qu’il pose la question redoutable de la survie et cherche réponse à ce qui reste enfoui bien souvent sous un étrange silence. Réponse dans et par la littérature biblique, talmudique, midrashique, ce qui en fait peut-être un hapax, un livre unique et singulier dans l’énorme littérature consacrée à l’antisémitisme.

Delphine Horvilleur © J.-F. Paga

Que dit ce titre, Réflexions sur la question antisémite ? Qu’il n’y a pas de question juive. Plus précisément, que « question juive » est une locution déjà parlée dans et par la langue de l’antisémitisme, très évidemment depuis que le nazisme à « question juive » a répondu par « solution définitive ». Que la question est d’emblée seulement « question antisémite », et mise à la question radicale de l’antisémitisme. Ce n’est pas que Delphine Horvilleur tienne particulièrement à réfuter Sartre en jouant avec son titre, c’est plutôt qu’elle complète et complique ses Réflexions sur la question juive. La thèse fameuse selon laquelle c’est par l’antisémite qu’existe le juif n’est pas fausse, mais il y faut greffer encore beaucoup de pensées afin de commencer à toucher du doigt cette énigme meurtrière à laquelle on donne le nom d’antisémitisme. Ce qui est vrai pour les Réflexions de Sartre l’est pour toute théorie, réflexion ou analyse de l’antisémitisme en ce « qu’aucune d’elles ne pourrait tout dire ».

Parlant du livre d’une rabbin, il faudrait oser la comparaison suivante : l’antisémitisme est aux juifs, ce que la croyance est à Dieu. La question de l’existence et de la croyance en Dieu est une question que se posent les hommes, certainement pas Dieu. L’existence des juifs, de la même manière, est un problème pour les antisémites, pas pour les juifs. Ce qui, du même coup, permet de comprendre que les Réflexions sur la question antisémite bien que proposant une « enquête généalogique sur la trace des haines originelles » en dévoile dans le même mouvement la résolution : « (…) comme si les Juifs et leurs ennemis ne pouvaient voir le jour que simultanément. », ou encore : « L’antisémite surgit dans la Bible dès que le Juif apparaît ; il semble sorti d’une même matrice ou d’un même verset. »

Mais au cours de cette enquête biblico-talmudique, quelque chose persévère. Ainsi apprend-on sous la plume de Delphine Horvilleur que c’est bien avant le Sexe et caractère de Weininger diagnostiquant une manière de déclin de l’Occident dont la faute est attribuée aux traits féminins et juifs, féminité qu’il nommera d’ailleurs « juiveté », eh bien quelques dizaines de siècles avant cela, lors de l’épisode de Jacob et Esaü, « le conflit entre frères est d’emblée présenté comme une compétition entre deux archétypes, à la manière d’un conflit de civilisations, doublé d’une guerre des genres. Il y a d’un côté la virilité d’Esaü et, de l’autre, les attributs plus féminins de Jacob. La guerre des sexes est (presque) déclarée. Elle ressurgira en bien des occasions dans la rhétorique antisémite : le Juif y est bien souvent décrit comme une “femmelette”, un être à la virilité défaillante, ou à l’hystérie toute féminine. »

Que le juif soit une femme comme les autres ou la femme un juif comme les autres, le passage continuel de la haine de l’une à la haine de l’autre le manifeste comme trait de structure de l’antisémitisme. Delphine Horvilleur ne se contente pas de le mettre en lumière dans ses métamorphoses au cours de l’Histoire, elle en délivre une pensée dont il reste ici à égrener quelques-uns des vocables majeurs et inviter ainsi à lire la manière dont ils s’agencent dans sa belle analyse. Au vrai, et parce qu’elle y fait allusion une fois, on pense au « pas-tout », cette invention de Lacan qu’il attribue aux femmes. Nul besoin de connaître le corpus théorique lacanien ni l’histoire de la psychanalyse pour y entendre ce que ce néologisme met en jeu. Les juifs sont, par leur non-identité à soi, la faille, la fente, la fêlure, la brisure, l’indéfinition, la séparation, la différence, l’écart, de même, « pas-tout ». « Pas-tout » auquel il convient maintenant d’ajouter « pas-un », « devenir multiple » et « plus d’un ». « C’est toujours sur des ruines que l’identité juive s’édifie, dans la conscience qu’elle a quelque chose à voir avec une brèche entre soi et soi. “Si l’identité du Juif est de ne pas être identique à lui-même, disait Derrida, elle est nécessairement disloquée”. »

Finalement, l’antisémitisme est une allergie à cet excès sur l’Un qui sans cesse empêche la clôture sur son unité, une allergie à ce dérangement de la totalité dont la possibilité de totalisation est barrée. Delphine Horvilleur, loin de croire ou de vouloir faire croire que cette allergie est curable une fois pour toute, mais au-delà de tout accablement ou désespoir, nous apprend ce que c’est que faire avec le réel de l’antisémitisme. Et l’antisémite n’a pas fini de se gratter.