« La tolérance en France pour la haine antijuive est élevée »

 

« La tolérance en France pour la haine antijuive est élevée »
Vincent Duclert
Pour l’historien Vincent Duclert, les déclarations antisémites en marge du mouvement des « gilets jaunes » doivent être condamnées le plus fermement
Depuis les premiers jours de décembre me remontait l’information d’inquiétantes scènes antisémites en marge du mouvement des « gilets jaunes » : une députée de La République en marche dénoncée comme « youpine » sur les réseaux sociaux après un débat télévisé avec des meneurs du mouvement, la promotion involontaire, en couverture de Paris Match, d’une figure du mouvement condamnée à plusieurs reprises pour racisme et antisémitisme, la récurrence du procès en collusion « juive » du président de la République, « pute à juifs » (sur une banderole de l’autoroute A6), « Macron (…) = Sion » (à Pontcharra, en Isère).
Il a fallu de nouvelles violences antisémites, samedi 22 décembre, durant l’« acte VI » des « gilets jaunes », en plein Paris, en toute impunité, pour qu’on s’en indigne. S’en inquiéter il y a quinze jours n’était guère raisonnable pour l’opinion. Il ne fallait pas que le mouvement des « gilets jaunes », populaire chez les Français, puisse pâtir d’une exposition de ce sujet.
Globalement, la tolérance en France pour les manifestations de haine antijuive est élevée. Souvent taxées de « dérapages » (au demeurant sanctionnés par la loi), on les minimise en invoquant parfois leur caractère « culturel ». On se rassure en considérant qu’elles sont inévitables, qu’elles resteront confinées au cercle des extrêmes, qu’il faut vivre avec, que l’antisémitisme français est si composite qu’il ne peut être une menace.
On se refuse à penser cette pratique de l’injure antijuive en France au regard des assassinats ciblés (Ilan Halimi, Mireille Knoll, les morts de l’Hyper Cacher, les enfants de Toulouse victimes de Mohamed Merah, etc.), au regard aussi de ce qu’a été la France dans la seconde guerre mondiale, un pays où on a protégé beaucoup de Français juifs et de juifs exilés, mais qui en a aussi livré beaucoup aux nazis, avec zèle et conscience, commettant l’irréparable, comme l’a rappelé Jacques Chirac le 16 juillet 1995 [dans son discours devant le monument en mémoire de la rafle du Vél’d’Hiv].
Violence ordinaire
Bref, reviennent toujours les mêmes paroles apaisantes, les mêmes avertissements de ne pas en faire trop « pour les juifs » parce qu’il y a d’autres persécutés, les mêmes oublis pour ne pas donner sens à un climat général où les juifs sont pris pour cibles de toute part, sur des campus, dans des quartiers, sur leurs tombes.
Ces détours nous empêchent de regarder bien en face des phénomènes antisémites certes disparates, mais peut-être prêts à la coagulation. Les événements du samedi 22 décembre nous disent qu’en matière d’antisémitisme tout est à craindre et que les stratégies d’occultation sont un leurre, aussi bien que l’indignation sans lendemain.
Le chant de la « quenelle » venu de Dieudonné, entonné à Montmartre, témoigne d’un risque d’adoption par des groupes de plus en plus divers des thèmes de l’antisionisme raciste. Le mépris affiché par d’autres antisémites, là sur la ligne 4 du métro parisien, pour une fille de déporté d’Auschwitz, dit l’étendue de la terreur, et rappelle comment naissent les lynchages, devant des foules passives ou complices.
L’antisémitisme en France n’a peut-être pas encore atteint le stade de la convergence des luttes antijuives. On doit pourtant s’interroger sur cette hypothèse lorsqu’on observe cette circulation des thèmes, cette expression publique de la haine, cette violence ordinaire qu’accompagne l’expression antisémite. Les haines antijuives de ces dernières semaines renforcent ce halo caractéristique derrière lequel prospèrent d’authentiques idéologies : si tout les oppose dans leurs racines, identitaires, racialistes, antisionistes, islamistes, nationalistes, complotistes, négationnistes, etc., la haine du juif fantasmé, obsessionnelle, les unit. Et au-delà se révèle le même objectif d’ethnicisation de la société.
On se rassurerait encore en soulignant la nature essentiellement démonstrative, verbale de l’antisémitisme en France, loin des passages à l’acte sanglants comme à Pittsburgh, le 27 octobre. Et s’ils se produisent finalement sur le sol national, ce ne serait qu’à la faveur de l’importation du terrorisme moyen-oriental (l’attentat de la rue Copernic, en 1980), puis islamiste (Toulouse, Hyper Cacher). L’histoire nous enseigne que l’antisémitisme ordinaire et les formes composites finissent par accoutumer les sociétés à la persécution des juifs et précipiter leur extermination lorsque ces paliers de conditionnement sont atteints.
Rappeler ces mécanismes souligne combien la Shoah désigne les persécutions d’hier comme celles d’aujourd’hui et de demain. S’intéresser à la violence antijuive permet de comprendre les phénomènes de discrimination, de racialisation, de déshumanisation qui peuvent s’abattre sur des groupes très variés, sur des minorités progressivement dépeintes comme des ennemis absolus. Ce fut l’objet du travail d’une mission internationale d’étude en France, qui a remis son rapport au gouvernement le 4 décembre (Rapport de la mission génocides, CNRS Editions).
Qu’on le veuille ou non, l’antisémitisme en France revêt une gravité supérieure parce que ce pays a fondé ses valeurs politiques sur l’égalité civique et son corollaire, le combat contre l’antisémitisme. C’est cette attitude démocratique qu’il faut continuer d’enseigner : elle permet seule, comme le firent les dreyfusards, de défendre en même temps les Arméniens anéantis dans l’Empire ottoman, les indigènes broyés par la violence coloniale, et l’abolition de la peine de mort. « En matière de vérité, il n’y a pas de frontière », aimait à dire Germaine Tillion. En matière d’antisémitisme, dirons-nous, il n’y a que des combats.
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Vincent Duclert, historien, est chercheur à l’EHESS/ Cespra. Il est spécialiste des temps de l’affaire Dreyfus et de l’étude des génocides