Georges Bensoussan : « La société juive n’échappe pas aux conflits de classes »

Pour avoir constaté l’antisémitisme arabo-musulman dans Répliques, l’émission animée par Alain Finkielkraut sur France CultureGeorges Bensoussan a été poursuivi devant la XVIIe chambre du tribunal de Paris. Le grand public découvre alors celui qui avait dirigé Les Territoires perdus de la République en 2002, sous le pseudonyme d’Emmanuel Brenner et depuis plus de vingt ans, la plus ancienne revue en langue française consacrée au génocide des Juifs d’Europe. De quoi son procès est-il le symptôme ? Quels sont les enjeux de cette judiciarisation du débat ? Quels sont les nouveaux clivages au sein de la société juive d’aujourd’hui ? Entretien fleuve avec un esprit libre.


Revue des Deux Mondes – Fin mai, la cour d’appel vous a relaxé des accusations formulées à votre encontre, notamment par le Comité contre l’Islamophobie en France (CCIF). Qu’évoque pour vous cette décision ?

Georges Bensoussan – C’est une bonne décision, à l’évidence. Je m’en réjouis. Mes amis, mes soutiens, très nombreux, aussi. La justice a reconnu l’inanité des accusations dont j’étais l’objet de la part des milieux islamistes et de leurs alliés.

Pour autant, fallait-il pavoiser ? Je ne le crois pas dès lors qu’il ne s’agissait que de reconnaître cette réalité courante, presque banale même pour qui vient de ces contrées ou pour qui en sait l’histoire, à savoir que l’antisémitisme est répandu dans le monde arabo-musulman comme il l’est aussi dans une partie de l’immigration d’origine maghrébine en France. N’importe quel observateur de la vie française le sait, a fortiori un historien de ce monde-là.

« Qui pouvait soupçonner que deux phrases prononcées au micro de France Culture déclencheraient cette tempête ? »

Mais de façon plus large, cette affaire a mis en lumière plusieurs failles. Qui pouvait soupçonner, en effet, que deux phrases prononcées au micro de France Culture déclencheraient cette tempête, révélant au passage, y compris au sein de la société juive, blocages, pusillanimités et conformisme à toute épreuve dans un souci obsédant de la doxa ?

Revue des Deux Mondes – Pensez-vous que cette façon de vouloir trancher dans un prétoire ce qui relève de la querelle d’idées, en bref cette judiciarisation du débat, soit une forme de rétablissement du délit de blasphème ?

Georges Bensoussan – Oui, bien sûr. Pour les militants du CCIF, toute critique de l’islam est considérée comme un blasphème. Chacun sait pourtant qu’en France, toute religion doit pouvoir être critiquée, y compris l’islam dont l’examen dans un esprit sécularisé, doit être aussi libre de parole qu’il l’est pour le judaïsme et le christianisme. À l’unique condition de ne pas maquiller la haine des musulmans, en tant que groupe, derrière la critique de leurs dogmes. Et c’est tout aussi vrai pour le judaïsme et les Juifs. L’actuelle judiciarisation du débat est donc une façon sournoise (et légale) d’interdire la critique de l’islam comme c’est d’ailleurs la règle dans la plupart des pays musulmans. Mais ce processus là est étranger à l’histoire de la nation française.

« Toute parole qui dit le conflit est bannie (…) Elle heurte ce vieux rêve d’une société sans aspérités. »

La stratégie des islamistes est connue, à défaut d’être assumée. Plus important m’apparaît le relais fait à leur discours par le politiquement correct, ce terrorisme du « bien penser » qui vient des États-Unis, matrice du conformisme massifié. À ce propos, qu’on relise Tocqueville, en particulier le tome 2 de De la démocratie en Amérique.

Dans la foulée de la guerre du Vietnam, ce « politiquement correct » a progressivement gagné l’ensemble du monde occidental. Comme l’expliquait récemment Mathieu Bock-Côté dans Figarovox, il s’agit là de la version « douce » d’un vieux projet totalitaire, celui d’une société réconciliée et sans ennemi. Un rêve puéril qui, tel un invariant anthropologique, aspire à retourner vers le monde lisse de l’enfance. C’est pourquoi toute parole qui dit le conflit est bannie. Elle est ce qu’elle dit. Elle heurte ce vieux rêve d’une société sans aspérités qui aurait oublié le mot ancien d’Héraclite sur le conflit « père de toute chose ».

Revue des Deux Mondes – Dans un entretien au mensuel Causeur, vous notez l’existence de « notables israélites ». Pensez-vous qu’il existe, au sein de la communauté juive, une forme de lutte des classes ? 

Georges Bensoussan –  Pourquoi donc les Juifs devraient-ils échapper aux conflits de classes ? Et à la domination culturelle que les uns exercent, subrepticement ou ouvertement, sur les autres ? Comme à la cascade de mépris qui caractérise nos sociétés ?

Les Juifs sont certes une communauté, nourrie d’un destin commun, assumé ou subi. Mais pas seulement. Ils sont également – on a tendance à l’oublier – une société, traversée par des conflits de places et de classes. La société juive de notre pays n’échappe pas aux grands clivages sociaux qui structurent la France. L’analyse du géographe Christophe Guilluy relative à ce qu’il nomme la « France périphérique » a son pendant dans la société juive : le judaïsme populaire, nonobstant l’œuvre sociale dont il bénéficie, semble politiquement abandonné à son sort par des « élites juives » qui souvent, mais pas toujours, sont auto-instituées fonctionnant même, dans quelques cas très précis, selon des modalités d’Ancien régime.

« Ceux qui vivent aujourd’hui au plus près de la tourmente ont nécessairement quelque mal à se sentir représentés par ces “notables” qu’insupporte, je le sais, l’usage de ce mot. »

Et cette situation est d’autant plus difficile à vivre que la société juive de France affronte dans certains lieux un antisémitisme désinhibé. Comment les judéités de Sarcelles, de Garges-Lès-Gonesse, de Corbeil ou d’Etampes, celles aussi de tant de quartiers de Marseille et de Lyon par exemple, pourraient-elles se reconnaître dans ces petits marquis qui gravitent dans le périmètre étroit du Paris chic ? Et qui par leurs réseaux, mais aussi parce qu’ils sont proches du pouvoir, sont les garants du discours dominant.

Ceux qui vivent aujourd’hui au plus près de la tourmente ont donc nécessairement quelque mal à se sentir représentés par ces « notables » qu’insupporte, je le sais, l’usage de ce mot. Leur colère n’empêche pas la réalité d’exister. Et peut-être même s’en trouve t-elle ainsi validée…

Revue des Deux Mondes – Revenons un peu sur votre parcours… Vous avez dirigé pendant près de vingt-six ans la Revue d’Histoire de la Shoah, revue du Mémorial de la Shoah. Quelle est l’ambition de cette revue ? Parmi les 63 numéros que vous avez dirigés, lesquels vous ont le plus marqué ?

Georges Bensoussan – Cette revue d’histoire fondée en 1945 par Léon Poliakov et qui, avec le temps, a pris la forme de volumes thématiques, tente d’éclairer les chemins intellectuels qui ont abouti à la Shoah. Comme aussi de comprendre les mécanismes de l’extermination sans perdre de vue que si l’appareil du meurtre de masse, ses modalités et ses exécutants, sont une pièce maîtresse de notre savoir, les victimes ont souvent plus à nous dire que le discours stéréotypé et mécanique des assassins.

Il y a, bien sûr, des numéros auxquels je suis plus attaché que d’autres. Celui qui, en 2001, recueillait des récits de Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau (Des Voix sous la cendre) réalisé à l’instigation de Sarah Halpéryn, bibliothécaire du Mémorial jusqu’à son décès en 2002. Pour ce travail, comme pour d’autres, y compris même, à titre personnel, mon Histoire du sionisme paru en 2002 (et dont elle aura, de si peu, manqué la sortie), Sarah Halpéryn fut un guide, une inspiratrice, et une conscience morale témoin de temps révolus. C’est ici pour moi l’occasion de lui rendre hommage.

Je pense à un autre numéro, celui consacré aux Livres du souvenir (Yzkorbicheren yiddish), publié en 2014, et qui rassemblait onze extraits relatif à onze communautés, généralement petites ou moyennes. Ces témoignages étaient tous inédits en français. Des rescapés racontaient le naufrage de leur monde d’appartenance. Je pense aussi à un autre numéro paru en 2005 sous le titre Classer/Penser/Exclure. Stimulant intellectuellement, il avait été réalisé avec les historiens Rita Thalmann et Yves Ternon. Le but était de mettre en lumière le cheminement intellectuel de l’hygiène raciale et du darwinisme social, comme de revenir sur les origines intellectuelles de l’ « Aktion T4 » et de la Shoah.

Revue des Deux Mondes – Comme Alain Finkielkraut dans son ouvrage Au nom de l’autre, vous expliquez que le nouvel antisémitisme parle « le langage de l’antiracisme ». Que signifiez-vous par cette formule ?

Georges Bensoussan – Alain Finkielkraut voyait dans l’antiracisme « le communisme du XXIe siècle ». Cette formule me semble juste. Dans un temps, le nôtre, où le racisme est à raison décrié, il avance pourtant, et paradoxalement, sous le masque de l’antiracisme. C’est ce que montrent, par exemple, les délires indigénistes des « racisés »…

« Dans cette guerre larvée de tous contre tous qui caractérise la condition post-nazie dont parle Pierre Legendre, l’identité, quelle qu’elle soit apparaît comme la possibilité de résister au cauchemar de l’indifférenciation. »

Jusqu’il y a peu, il paraissait difficile (mais depuis quelques années, cette ultime barrière a sauté comme le montrent Soral et certains prêches islamistes) d’être ouvertement antisémite. Et comment l’être après Auschwitz ? On s’est évertué durant des années à bannir la rengaine du Juif, « sale race »…, au profit d’une assertion plus « présentable » : les Juifs sont racistes. Et pourquoi donc ? Parce que porteurs d’un « projet raciste », le sionisme. Mais pas seulement. Dès lors que toute identité est perçue comme une exclusion de l’ »Autre », et que tout enracinement est assimilé à un esprit de fermeture, voire au nationalisme qui mène à la guerre, l’identité juive apparaît comme le symbole d’un vieux monde et de ses repères. Pire encore, comme un obstacle qui perdure (et l’État nation d’Israël en est le signe éclatant, celui d’une renaissance hébraïque nationale) en dépit d’un nivellement culturel généré par un capitalisme marchand, financiarisé, et désormais mondialisé.

Dans cette « agitation et cette insécurité perpétuelles » dont parlait Marx, dans cette guerre larvée de tous contre tous qui caractérise la condition post-nazie dont parle Pierre Legendre, l’identité, quelle qu’elle soit (et l’identité juive en est une des formes les plus accomplies) apparaît comme la possibilité de résister au cauchemar de l’indifférenciation. D’autant que ce fameux « vivre ensemble », qui signifie surtout qu’on cohabite plus qu’on ne partage, et que cette religion un peu niaise de l’ »ouverture à l’Autre » (variante : de l’ »amour de l’Autre ») ne sont concevables qu’à la condition de se sentir soi-même porteur d’une identité assurée et solide.