Qui veut faire taire la Hatikvah ?

Jeudi 21 juin 2018

Qui veut faire taire la Hatikvah ?

Les sionistes voulaient doter le peuple juif de « libres universités ». Les post-sionistes veulent déjudaïser les universités israéliennes.

 

 

PAR MICHEL GURFINKIEL

 

 

Le 6 juin dernier, à l’occasion d’une cérémonie de remise des diplômes à la Faculté des Humanités de l’Université de Tel-Aviv (TAU), l’hymne national israélien, la Hatikvah, a été remplacée par la chanson d’Arik Einstein Ani ve-Atah. Annecdote ? Pas vraiment.

 

La chaine de télévision israélienne 10.tv, généralement connue sous les noms d’ Arutz Esser, Channel 10 or Chaîne 10, a relevé que c’était la « la première fois » que cette cérémonie « n’incluait pas » l’hymne national. Ces changements, selon elle, avaient été décidés par le nouveau doyen, le mathématicien Leo Corry, qui venait de succéder dans ces fonctions à l’historien Eyal Zisser. 10.tv a précisé : « On dit également » que le remplacement de la Hatikvah par une chanson populaire répondrait à une « cause supplémentaire : l’attention que l’Université porte aux sentiments des étudiants arabes ».

Ces informations ont été reprises par d’autres médias israéliens, notamment le quotidien Maariv, le site national-religieux Arutz Sheva (également connu sous le nom de Chaîne 7), et le site harédi Hamodia. Elles ont également fait l’objet de débats, notamment dans le média en ligne anglophone The Times of Israel. Elles ne pouvaient manquer de susciter des réactions, en Israël mais aussi en Diaspora : notamment chez des donateurs de l’Université. Ce qui a conduit des porte-paroles de TAU ou de la Faculté à minimiser la portée des changements introduits le 6 juin, et même à adopter une attitude de déni pur et simple. 

 

Ruth Amossy, qui représente l’Université dans ses relations avec les amis et donateurs francophones, écrit :  « En tant que professeur aÌ€ l’Université de Tel-Aviv, je suis extreÌ‚mement étonnée de la publicité négative faite autour d’un soi-disant incident qui a été déformé et politisé aÌ€ l’envi par des journalistes avides de scoop (Il suffit de regarder les gros titres de la chaiÌ‚ne 7 alléguant que la Hatikva a été supprimé de la cérémonie de distribution des diploÌ‚mes aÌ€ la faculté des Lettres). Le dit « incident » a malheureusement été repris par des hommes politiques peut-eÌ‚tre emportés par une émotion légitime, mais en l’occurrence injustifiée et non fondée sur un examen attentif des faits. » 

 

Ces propos sont empreints dans leur ensemble d’un certain mépris, peut-être inconscient, à l’égard des médias. Mais le fait de ne citer que le seul Arutz Sheva (Chaîne 7) source secondaire, sans remonter à 10.tv (Chaîne 10), source primaire, relève quant à lui d’une falsification délibérée de l’information. On voit trop bien pourquoi le professeur Amossy en arrive là : 10.tv  s’inscrit, à la différence d’Arutz Sheva, dans une sensibilité de gauche. Mentionner cette chaine ruine l’argument donc d’une instrumentalisation « droitière » de l’incident.

 

Le professeur Amossy poursuit : « Non, l’hymne national n’a pas été déprogrammé pour ne pas heurter la sensibilité des étudiants arabes, comme on l’a colporté. Conformément au reÌ€glement de l’Université, il n’a pas été joué dans une cérémonie académique ouÌ€, contrairement aux cérémonies officielles nationales, il n’est pas nécessairement chanté : dans les cérémonies académiques, on est certes libre de faire entendre l’hymne national, mais on n’y est pas tenu (comme c’est d’ailleurs le cas dans les universités françaises ouÌ€ La Marseillaise n’est pas jouée dans les cérémonies académiques). »

 

La comparaison avec des usages académiques français est hors de propos : chaque pays a ses usages, chaque université ses rituels. Le seul point qui importe, c’est de savoir s’il y a eu un changement dans les usages de la Faculté des Humanités de l’Université de Tel-Aviv. La réponse, que Mme Amossy cherche à éluder, c’est que l’hymne national faisait jusqu’ici partie du programme de la cérémonie de remise des diplômes au sein de cette Faculté, même si cela n’était pas prescrit de manière réglementaire. Et qu’on lui substitué un texte jugé plus « politiquement correct ». Le professeur Amossy décrit en effet Ani ve-Atah comme « une chanson qui convient aux jeunes qui débutent leur vie professionnelle avec plein d’espoirs et de rêves : ‘Toi et moi nous changerons le monde – On l’a dit avant nous je le sais – mais peu importe, etc.’» Ce qui sous-entend que l’Hatikvah ne « convenait » plus.

 

François Heilbronn, professeur associé à Sciences Po Paris, vice-président du Mémorial français de la Shoah, et président de l’Association des Amis français de l’Université de Tel-Aviv, a publié lui aussi un communiqué. Il reprend de très près le texte de Mme Amossy, et s’égare dans le même déni. Avec un peu plus de hargne et de nervosité dans l’expression : « Les informations disant que l’Université de Tel-Aviv a supprimé l’hymne national Hatikva de la cérémonie de remise de diplômes de la Faculté des Lettres, divulgués par des sites de presse peu qualifiés, sont totalement fausses. La décision du Doyen n’a rien de politique. Sa supposée citation est fausse. Vive les fake News. » 

 

L’incident du 6 juin et les polémiques qu’il suscite ne peuvent être compris que dans un contexte plus large. L’effacement des symboles nationaux israéliens, et tout particulièrement de l’Hatikvah, fait partie d’une campagne menée depuis près de vingt ans par des élites intellectuelles post-sionistes ou asionistes. Myriam Ben-Porat, ancien contrôleur de l’Etat et ancien juge à la Cour suprême, avait donné le coup d’envoi le 15 septembre 2000, en évoquant au cours d’une rencontre avec une délégation du Rabbinat réformé américain le remplacement de la Hatikvah par un autre hymne national ou à l’institution d’un second hymne national « parallèle » et plus « inclusif », sous le prétexte de ne pas heurter les sentiments de la minorité arabe ou des autres minorités non-juives. D’autres personnalités ont également proposé de modifier le drapeau national ou les armoiries de l’Etat, soit en abandonnant les symboles juifs et sionistes, soit en y ajoutant d’autres symboles non-juifs ou non-sionistes.

 

La majorité des Israéliens, y compris la plupart des électeurs issus de l’ancienne gauche travailliste, s’opposent totalement à de telles démarches, qui leur semblent impliquer, à terme, la transformation de l’Etat juif et démocratique d’Israël en un « Etat de tous ses citoyens », à vocation binationale. Les activistes post-sionistes ou asionistes tentent donc de les imposer de manière détournée, en arrachant à telle ou telle autre institution des abandons apparemment mineurs, comme la suppression de la Hatikvah partout où son usage n’est pas obligatoire et ne relève que de la coutume. Leur calcul est évidemment est de parvenir peu à peu, par l’accumulation de ces abandons, aux buts qu’elle s’est assignés. Le18 mai 2017, la Faculté des Humanités de l’Université hébraïque de Jérusalem (Huji) avait déjà résolu de ne pas faire jouer ou chanter la Hatikvah à la cérémonie des diplômes, en mentionnant « les sentiments des étudiants arabes ». Un précédent qui a certainement joué dans la décision de la Faculté homonyme de Tel-Aviv.

 

Le philosophe genevois Jean-Jacques Rousseau écrivait en 1762, dans L’Emile (Livre IV, page 398 dans l’édition Garnier-Flammarion) : « Je ne croirai jamais avoir bien entendu les raisons des Juifs, qu’ils n’aient un Etat libre, des écoles, des universités, où ils puissent parler et disputer sans risque. Alors seulement nous pourrons savoir ce qu’ils ont à nous dire ». Cette intuition est toujours vraie aujourd’hui, à un moment où diverses formes d’exclusion ou d’intimidation tendent à se généraliser dans de nombreuses institutions occidentales d’enseignement supérieur à l’encontre d’enseignants et étudiants israéliens ou pro-israéliens, juifs ou judéophiles, ou même, plus simplement encore, d’enseignants et d’étudiants désireux de combattre l’antisionisme ou de lutter contre l’antisémitisme. Plus que jamais, le peuple juif et ses amis ont besoin aujourd’hui « de l’Etat libre, des écoles et des universités » dont Rousseau avait su discerner la nécessité voici plus de deux cents cinquante ans. Plus que jamais, ils ont besoin, dans ces universités, de chanter la Hatikvah.

 

 

© Michel Gurfinkiel, 2018

 

Membre du Comité éditorial de Valeurs Actuelles, Michel Gurfinkiel est le fondateur et président de l’Institut Jean-Jacques Rousseau et Shillman/Ginsburg Fellow au Middle East Forum.