ADIEU MON MICHAEL

 

Gilles-William Goldnadel

1 h

ADIEU MON MICHAEL

J’ai beau ne pas être rancunier, il y a des limites à ne pas franchir. Qu’est-ce qui a pris à Michael Bar Zvi de prendre un congé illimité, à 68 ans, sans nous prévenir ? On connaissait tous son humour pince-sans-rire, mais à ce point c’est très exagéré, et ça ne fait même plus rire.
Je ne pense pas non plus que sa femme Anat et ses trois fils Nimrod, Maayan et Sagi aient goûté pleinement sa dernière plaisanterie.
Dans quelques temps, on commencera à mesurer précisément la profondeur de la perte d’une pensée aussi originale et polymorphe que celle de mon ami Bar Zvi. Né en France en 1950, docteur en philosophie en Sorbonne, il est monté en Israël en 1975 où il est devenu professeur de philosophie à l’institut Lewinsky de Tel-Aviv. Philosophe d’une extrême rigueur, il aura réussi à faire la synthèse entre ses deux maîtres Emmanuel Levinas et Pierre Boutang, autant dire, littéralement, entre la pensée juive moderne et la pensée française traditionnelle.
Philosophe terrestre, les mains dans la glèbe, il a été directeur de département de l’éducation de l’Agence Juive et délégué général du Keren Kayemet le Israël à Paris.
Son œuvre est foisonnante. Je veux écrire ici combien Olivier Véron, magnifique responsable des éditions Les Provinciales, qui mériterait le titre de nouveau Juste pour son amour d’Israël, aura accompagné l’œuvre de Michael. Je pense notamment à « Etre et exil, philosophie de la nation juive » (2006). À « Pour une politique de la transmission. Réflexion sur la question sioniste » (2016) ou encore et peut-être surtout à : « Israël la France, l’alliance égarée » en 2014. Dans ce livre, en disciple de Boutang, Bar Zvi explique de manière magistrale les liens métaphysiques, métapolitiques et historiques entre la France et Israël. Il rappelle lumineusement comment les rois de France sont oints par Rémi, comme les fils de David par Samuel. Et on comprend pourquoi Israël et la France ont quelque chose de sacré en commun, que les troubles et les secousses de l’histoire ne peuvent éradiquer. Et on comprend qu’elles ne peuvent subsister que grâce à une fidélité authentique à leurs origines spirituelles ou à ce que l’on pourrait nommer une tradition, non comme un savoir mais comme l’acte de transmettre. Et on comprend soudain pourquoi Michael, comme celui qui le pleure aujourd’hui, étaient affligés de voir combien la France se perdait elle-même sans comprendre, en niant à l’Unesco les liens entre la terre d’Israël et ceux du peuple Juif.
Et toujours dans la lignée de Boutang, il faudra relire la postface de Michael à « La guerre de six jours » de son maître qui écrivait : le 1er juin 1967 : « l’échec final de la chrétienté en Europe, et de sa mission sur les autres continents, rendant apparemment vaine la diaspora, la dispersion du peuple juif, permettant à de modernes empires de prétendre que la croix elle-même avait été vaine, restituait nécessairement aux juifs leur charge originelle, l’idée de cette charge, transformée par l’aventure de 20 siècles (…) je crois que Jérusalem ne peut être confié qu’ à la garde de l’État et du soldat juifs. » Dans un tout autre registre, et pour saisir l’originalité et le courage intellectuel de Michael Bar Zvi, je ne saurais trop recommander la lecture « D’éloge de la guerre après la Shoah » (édition Hermann 2010). Dans cet essai, dans ce siècle sanglant autant -ou parce que- pacifiste, le philosophe mais aussi ancien militaire se fondait sur l’expérience de la déportation vécue par son père et sur son histoire personnelle pour montrer que la guerre, dans certaines circonstances et sous certaines conditions doit être considérée comme l’un des seuls moyens de préserver la dignité de l’homme. J’avais griffonné, en dévorant ce petit chef d’œuvre , cette note où il citait Kertész : « je l’avoue en toute sincérité : la première fois que j’ai vu à la télévision les chars israéliens entrer dans Ramallah, une pensée instinctive que je n’ai pu repousser m’a traversé l’esprit :Mon Dieu, heureusement que je vois les étoiles de David, sur des chars israéliens, et non comme en 1944, sur ma poitrine ».
Difficile de mieux résumer la tragédie juive et le destin tumultueux du sionisme.
Michael les regardait en face sans ciller. Raison pourquoi je l’aimais.
Face à certains petits notables juifs, qui ne veulent toujours rien comprendre, Michael avait compris depuis longtemps que le fascisme avait changé de côté.
Il va cruellement manquer pour le leur expliquer.