Le sommet de Paris traque l’argent des djihadistes

Le sommet de Paris sur la lutte contre le financement du terrorisme doit permettre à 72 pays d’échanger leurs expériences pour repérer et détruire les circuits opaques.

Frapper au portefeuille. Cette composante de la stratégie internationale contre les organisations terroristes est au coeur d’un sommet, qui réunit ce mercredi et jeudi à Paris les responsables et experts de 72 pays et 18 organisations. Un millième de seconde Cette conférence « No Money for Terror », qui sera conclue par une intervention jeudi soir du président de la République et à laquelle ont participé mercredi cinq ministres français…

Sarah Cattan rencontre Georges Bensoussan avant le procès de la honte par admin

Sarah Cattan rencontre Georges Bensoussan avant le procès de la honte

 

Le premier qui dit la vérité, Il sera exécuté, dit la chanson. Lui, on l’accusa un beau matin de tous les maux. Pour un mot. Il avait commis la saloperie de généraliser, écrivit ce journaliste « coreligionnaire ».

Il avait essentialisé. Commis un discours digne d’un Drumont. Dénoncé l’antisémitisme en faisant usage d’armes de destruction racistes. Un procès se tint pour savoir s’il serait pendouillé ou brûlé.

Nous nous étions rencontrés le 6 mars 2017, veille du jugement. Après le court instant de respiration offert par l’annonce de la relaxe, très vite l’accablement : le Parquet interjetait !

Le Parquet. Que la LDH et le MRAP suivirent, se rangeant une nouvelle fois aux côtés du CCIF.

Le procès en appel devait se tenir le 29 mars, cette fois devant la chambre 2 pôle 7 de la Cour d’appel de Paris. Une fois encore, nous nous rencontrâmes juste avant. 

La Licra, Georges Bensoussan. Sa présence aux côtés des plaignants. Son absence en appel. N’est-il pas de ces réveils à jamais tardifs…

Je ne souhaite pas faire de commentaire sur la Licra, elle a déjà fort à faire avec la crise interne qui l’a secouée, marquée par de nombreux départs et démissions qui ont suivi la plainte contre moi. Il sera temps, un jour, d’analyser les ressorts politiques de cette attitude où l’on ne peut négliger non plus le rôle de l’étroitesse de jugement.  Mais puisque vous m’interrogez à ce sujet, je voudrais rendre hommage à ceux qui de l’intérieur de la LICRA, m’ont soutenu en en payant parfois le prix. Car comme à l’époque des officines staliniennes,  ils ont été évincés de leur poste. Tous n’ont pas eu leur courage et tout en désapprouvant tacitement le trio accusateur, ils sont restés prudemment silencieux.

Comment l’avez-vous vécu, Georges Bensoussan, cette folle parenthèse entre la mise en examen et aujourd’hui ? Vous m’aviez dit récemment votre fatigue. L’arrêt de l’écriture. Concluant : ils ont gagné… 

C’est précisément le but de la stratégie du harcèlement judiciaire, faire perdre du temps, distraire de l’essentiel et casser l’effort intellectuel. Empêcher de penser et de travailler.  Faire taire ceux qui parlent et intimider ceux qui seraient tentés de le faire. Globalement, elle y réussit bien. A fortiori au moyen de la terreur sanglante. A t-on remarqué qu’en dépit de la manifestation unanimiste du 11 janvier 2015 qui suivit le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo (trois ans déjà), on n’a plus vu une seule caricature du prophète dans la presse française.

Georges Bensoussan, il y eut ceux qui se positionnèrent résolument à vos côtés. Ceux qui se révélèrent adversaires. Et puis la grande masse de tous ceux qui s’abstinrent. Assurément on perd aussi des illusions en chemin Georges Bensoussan ? Le détestable oui, mais… de nos amis Frédéric Haziza, Laurent Bouvet, Cindy Leoni, Patrick Klugman, Caroline Fourest, Rudy Reichstadt… 

Aucun commentaire à faire sur les gens que vous citez. Je veux rendre hommage en revanche, et manifester ma reconnaissance à ces soutiens de la première heure, d’Yves Ternon à Jacques Tarnero,  de Pierre-André Taguieff à Michèle Tribalat, de Pierre Nora à Alain Finkielkraut, d’Élisabeth de Fontenay à Élisabeth Badinter en passant par Boualem Sansal, Pascal Bruckner, Philippe Val et tant d’autres qui furent à mes côtés dès octobre 2015. Comme aussi à tant de citoyens, connus ou non, solidaires via le comité de soutien  (plus de 2500 personnes)  animé par Barbara Lefebvre. Le reste, on le laisse à l’écume de l’histoire.

Georges Bensoussan, vous aviez interrogé le Tribunal : Est-ce moi qui dois me trouver devant ce tribunal aujourd’hui ? N’est-ce pas l’antisémitisme qui nous a conduits à la situation actuelle qui devrait être jugé ? Et Finkielkraut vous faisait écho en dénonçant cet antiracisme dévoyé qui demandait à la Justice de criminaliser une inquiétude, au lieu de combattre ce qui la fondait. Deux ans après ce 25 janvier, l’atmosphère n’a-t-elle pas empiré ? Onze mois pour reconnaître presque en se pinçant le nez la dimension antisémite de l’assassinat de Sarah Halimi…

L’atmosphère est rigoureusement la même : elle n’a d’ailleurs aucune raison d’avoir changé. Car si l’on comprend le sens profond de la « crise juive de la société française », on entendra qu’il s’agit d’abord d’une crise de la nation française qui dépasse, et de loin, le sort de la  communauté juive. Même si c’est elle qui en paie aujourd’hui le prix le plus lourd.

Plusieurs causes profondes sont à l’œuvre qui signent le départ programmé des Juifs de France. Par « départ », il ne faut pas entendre le seul franchissement des frontières vers d’autres destinations (dont l’État d’Israël évidemment). Il s’agit, plus souvent, d’un exil intérieur qui prend la forme d’une « marranisation » des consciences et des comportements. Mais qui s’incarne aussi dans cet exode interne qui, ces vingt dernières années, a vu la Seine-Saint-Denis, par exemple, perdre la plus grande partie de ses communautés juives.

Penser que telle ou telle déclaration d’un responsable politique, martiale, déterminée et généreuse parviendrait à endiguer cette dérive, c’est faire preuve d’une candeur touchante. Comme aussi estimer qu’y concourra la mise en place d’un nouveau comité, ou d’un énième pôle de vigilance contre l’antisémitisme.  Ou juger aussi que l’éducation à la « tolérance », à l’« accueil de l’Autre » et à la promotion du « vivre ensemble », renforcée évidemment  par un  surcroit d’enseignement de l’histoire de la Shoah,  viendra à bout du fléau qui mine la société juive de France, c’est faire preuve d’une naïveté sociologique surprenante.

Si l’on veut comprendre ce qui nous a mené là, il vaut mieux lire Jacques Julliard, Jean-Pierre Le Goff, Christophe Guilluy, Louis Chauvel et quelques autres dont Michèle Tribalat et Christopher Caldwell pour le versant démographie. On comprendra alors mieux de quoi il s’agit. Et qu’en conséquence, au-delà des déclarations de bonnes intentions, tout laisse à penser que l’abandon des Juifs de France est en marche. Parce qu’il épouse aussi, et surtout, la logique de fragmentation sociale et géographique qui conduit à l’abandon des classes populaires par une partie des élites de ce pays. Et d’abord par la gauche institutionnelle comme l’ont tôt montré Eric Conan (dès 2004…) et Jacques Julliard.

Pour l’heure, avec l’abandon progressif des Juifs (voyez les tergiversations auxquelles ont donné lieu la laborieuse reconnaissance de la nature antisémite de certains crimes, à commencer bien sûr par celui de Sarah Halimi), et en dépit des bonnes intentions exprimées et réitérées au sommet de l’Etat, qu’il soit de droite ou de gauche d’ailleurs, certains espèrent acheter la paix sociale. Ou au moins obtenir un répit pour entretenir, un temps encore, cette illusion dans l’entre soi médiatique et géographique qui est le leur.  Espérons simplement pour eux que cela ne s’effondre pas trop vite sous le poids des réalités sociologiques et démographiques du pays.  Or, ces réalités, vous ne les entendrez guère analysées dans le discours médiatique dominant qui caractérise cet entre soi bourgeois que j’évoquai plus haut, marqué par cette posture morale qui se donne à elle même l’image flatteuse de l’« ouverture d’esprit » et de l’ « amour de l’Autre ». Reléguant tout contradicteur à son « simplisme », à sa « bêtise » et à sa « sécheresse d’âme et de cœur ». Autrement dit, moins à l’erreur qu’au camp du mal qui vous campe en retour,  vous, en figure du bien et de la vertu.

C’est là répondre d’ailleurs à la question que vous me posiez en début d’entretien sur ma présence dans les médias. Ce sera rapide : ma présence est quasi nulle, à quelques exceptions près dont la votre, Marianne et Le Figaro. Tel est d’ailleurs le but de ce vacarme procédurier, me décréter infréquentable sous le poids de l’accusation de racisme et faire en sorte qu’on se détourne de moi. La grégarité médiatique et l’absence de courage font le reste. Je n’ai, par exemple, plus jamais été invité à France Culture, pourtant la station de l’« esprit d’ouverture ». Je fais partie de ces présences « sulfureuses » qu’on qualifie généralement de « clivantes » lorsque l’on veut les écarter. Cela participe de cette instrumentalisation de l’antiracisme,  analysée depuis plus de vingt ans déjà par Paul Yonnet et Pierre-André Taguieff. Un antiracisme dévoyé qui finit par verser dans ces accusations diabolisantes qui résonnent comme l’écho lointain des procès en sorcellerie du XVII° siècle.

On fabrique un monstre moral pour mieux l’ostraciser, c’est à dire pour le faire taire. Ce qui rejoint aussi, il est vrai, cette tendance de fond des sociétés démocratiques que Tocqueville nommait la tyrannie de la majorité. Je voudrais vous rappeler ces lignes  vieilles de près de deux siècles, tirées de De la démocratie en Amérique   (1835) : « Avant de publier ses opinions, il croyait avoir des partisans ; il lui semble qu’il n’en a plus, maintenant qu’il s’est découvert à tous ; car ceux qui le blâment s’expriment hautement, et ceux qui pensent comme lui, sans avoir son courage, se taisent et s’éloignent. Il cède, il plie enfin sous l’effort de chaque jour, et rentre dans le silence, comme s’il éprouvait des remords d’avoir  dit vrai. »

Les Juifs de France se sentent abandonnés ? Vous dites que la paix sociale, en France, est en train de s’acheter sur le dos des Juifs. Préserver la paix civile au détriment, comme d’habitude, des avanies imposées aux Juifs. Et que cet abandon est allé de pair avec celui des classes les plus populaires… 

Au Maghreb colonial, lors d’exactions antisémites  perpétrées par la population arabe, l’administration française demandait discrètement à la justice de ne pas avoir la main « trop » lourde en matière de verdict. Moins par antisémitisme que par crainte d’avoir à affronter la « rue arabe ».  Nous vivons présentement, en France, une forme de transposition de ce schéma colonial. Il ne s’agit pas de « post colonialisme » comme le prétendent ceux qui espèrent réactiver au cœur de l’Hexagone les combats anticolonialistes de jadis. En feignant de voir à l’œuvre en France, au mépris de toute réalité, un « Etat raciste ». Il s’agit d’autre chose : les schémas antisémites venus du Maghreb colonial et précolonial ont été importés par la vague migratoire des quarante dernières années. Nier cette réalité et la force de ces stéréotypes antijuifs, c’est seulement démontrer qu’on ignore l’histoire du Maghreb à laquelle on préfère une légende tissée de bons sentiments sur fond de « vivre ensemble », une belle histoire qu’en 1948, hélas, la création de l ‘Etat juif aurait brisée.

En France, ces stéréotypes antijuifs ont été réactivés à la deuxième, voire à la troisième génération, nourris par le ressentiment et la jalousie sociale vis-à-vis d’une communauté juive traditionnellement méprisée au Maghreb (« yahoudi hashak ! ») mais ici bien intégrée et généralement de haut niveau socioculturel A  l’époque de la rédaction des Territoires perdus de la République, en 2002 déjà, nous avions compris qu’il fallait déconnecter cet antijudaïsme culturel du conflit israélo-arabe. Au risque, sinon, de ne pas voir  l’aspect endogène de cette situation. On le voit plus clairement aujourd’hui où même quand l’actualité de ce conflit parait plus calme, le fond de l’air, dans de nombreux quartiers, demeure marqué par l’antisémitisme. Et pour peu que ce conflit soit réactivé demain, comme ce fut le cas en 2014, on pourrait craindre un retour de la violence. Nombre de Franco-Israéliens rencontrés récemment m’ont d’ailleurs dit combien les violences de juillet 2014 avaient pesé dans la décision de leur départ.  Avec au cœur le sentiment d’une République qui ne les protégeait plus (alors même que le gouvernement dirigé par Manuel Valls était l’un des plus vigilants en la matière).   Nombre d’entre eux me l’ont dit sur le ton du chagrin, ils avaient le sentiment, qui perdure jusqu’aujourd’hui, que ce pays qu’ils aimaient (et aiment encore souvent) de toute leur âme était en train de les abandonner. On a à peine commencé à écrire l’histoire de ce divorce tragique.

Georges Bensoussan, alors que le BNVCA parla, vous concernant, d’un procès en sorcellerie et Boualem Sansal d’un contre-sens intellectuel, accusant ceux qui vous avaient assigné de culture de la confusion pour avoir ainsi prêté la main au CCIF, je me demandais où étaient le CRIF et le Consistoire. 

Il s’agit moins de distribuer des bons ou des mauvais points que de comprendre les logiques d’appareil qui ont conduit certains à déserter. Par intérêt institutionnel, par intérêt de classe aussi comme par frilosité et absence de vision, avec la même « intelligence politique » dont avaient preuve dans le passé, de l’Affaire Dreyfus à 1940, une partie des élites juives de France. C’est en ce sens qu’on peut dire qu’il n’y a pas de  « communauté juive », mais une société juive traversée de conflits et tissée, elle aussi, de cette cascade de mépris qui fait les hiérarchies sociales. On a honte de proférer une telle banalité, mais il le faut tant la négation des rapports sociaux habitent généralement les logorrhées moralisatrices d’aujourd’hui : on ne perçoit pas la réalité de la même façon selon qu’on appartient à des milieux plus ou moins bien dotés culturellement, économiquement et socialement. Et qui nous font sentir notre existence plus ou moins légitime. Cela dit, je rends hommage ici au Consistoire central, à Joël Mergui, comme au Grand rabbin de France, Haïm Korsia, soutien des premiers jours.

Georges Bensoussan, face à un Mohammed Sifaoui et son biberon empli d’un lait fabriqué en Israël, ou une Nacira Gjuénif , leur El Youd, hachek dit expression figée, il existe des Boualem Sansal qui corroborent vos emprunts à Smaïn Laacher et ont affirmé que dire que l’antisémitisme relevait de la culture, c’était simplement répéter ce qui était écrit dans le Coran et enseigné à la mosquée, des Saïd Ghallab qui écrivirent[1], sous le titre Les Juifs vont en enfer, que la pire insulte qu’un Marocain pouvait faire à un autre, c’était de le traiter de Juif, ajoutant : c’est avec ce lait haineux que nous avons grandi…

Marc Weitzmann, dans Une famille française, se basant sur les conversations de parloir entre Zoulijha et le frère de Mohamed Merah[2], parle d’un clan drogué à la violence et à l’antisémitisme. D’une rencontre entre l’Histoire et la pathologie. De l’ultra réalisme d’une violence irréelle. D’un long délire toxique où la réalité sociale se dissout. Cette conversation, elle ne fait qu’illustrer ce qui vous a conduit au Tribunal ?

Ces vérités sont aveuglantes au sens premier du terme. Elles sont si terribles qu’elles empêchent de voir et qu’en effet elles ne sont pas vues. Sans en référer aux études savantes, innombrables, sur le sujet (surtout en anglais), et sans même reprendre mon propre travail Juifs en pays arabesLe grand déracinement, 1850-1975 ( Tallandier, 2012), et qui est d’ailleurs, pour partie, à l’origine de cette cabale judiciaire, je voudrais rappeler les paroles prononcées le 8 novembre 2017, lors d’une émission animée par David Pujadas sur LCI, par Amine El Khatmi, président de l’association « Printemps républicain » : « Il y a un antisémitisme historique qui se transmet dans un certain nombre de familles arabes ou musulmanes dans nos quartiers, déclarait-il, et vous avez des générations d’enfants (…) où l’on élève des enfants en leur expliquant que le yahoudi, c’est-à-dire le juif en arabe, est l’ennemi numéro un, sur fond aussi d’importation du conflit israélo-palestinien. Quand vous avez des générations de gamins qui sont élevés dans ces schémas là, qui considèrent que ce schéma est le seul normal puisque c’est le seul qu’on leur instruit et fait passer, on leur explique que le Juif est la figure honnie numéro un, comment voulez-vous ensuite que ces enfants ne se construisent pas et ne s’élèvent pas dans la détestation à la fois d’Israël mais aussi du Juif. »

La veille, dans le journal Le Monde (7 novembre 2017), le producteur de cinéma franco-tunisien Saïd Ben Saïd écrivait : « La lecture littérale du Coran, dépourvue de tout contexte historique, donne lieu depuis un siècle et demi environ à des propos délirants sur les Juifs. Le Coran comporte un grand nombre de versets concernant les Juifs dont certains leur sont très hostiles. Enfants, nous les apprenions par cœur à l’école. Les Juifs étaient pour nous perfides, falsificateurs, immoraux, diaboliques etc. »

Un mois plus tôt, à Paris, au procès d’ Abdelkader Merah, on avait entendu Abdelghani, l’un des trois frères, déclarer : « J’ai grandi dans une famille qui cultivait la haine du Juif, la haine de la France.  (…) « Ma mère m’a dit : regarde ce que font les Juifs aux enfants palestiniens. On en tuera autant qu’ils en ont tué. Les Arabes sont nés pour détester les Juifs ». Elle disait aussi : « les Juifs détiennent le monde et prennent le travail des autres.»

Qu’après de tels constats, je sois traduit en justice il y a là quelque chose  d’irréel, voire de délirant comme le signe d’une société engluée dans un schéma orwellien de servitude et de peur. Et de l’entrée dans une ère du soupçon généralisé. C’est ainsi que ce second procès est perçu en France et surtout à l’étranger.

Doit-on se résoudre à étudier l’antisémitisme nazi, stalinien, communiste, et à se taire devant l’antisémitisme issu du monde arabo-musulman, tabou majeur au nom des fameux Pas d’amalgame et reproches d’islamophobie? Doit-on accepter que les plaques commémoratives rendant hommage aux victimes du terrorisme islamiste ne qualifient pas le dit terrorisme. Serge Hajdenberg dit bien qu’il n’est pas de victimes sans bourreau. 

En deux mots, je vous rappellerai ce propos du président de la République, M. Emmanuel Macron, au dîner du CRIF le 7 mars dernier : « Il ne saurait y avoir de lutte efficace contre l’antisémitisme sans nommer le mal ».

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – Dans un entretien fleuve, Brice Couturier

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – Dans un entretien fleuve, Brice Couturier, qui a été le chroniqueur matinal de France Culture pendant cinq ans, décrypte les contours d’une vie médiatico-intellectuelle où le pluralisme et le vrai débat sont en voie de disparition.

 

Journaliste et producteur de radio, Brice Couturier rejoint France Culture en 2002, où il anime alors une émission hebdomadaire consacrée à l’Europe, Cause Commune, avant de devenir producteur de l’émission Du grain à moudre. De 2011 à 2016, il a été chroniqueur et co-animateur dans Les Matins de France Culture.

 

FIGAROVOX. – De septembre 2011 à juin 2016, vous avez été chroniqueur et co-animateur dans Les Matins de France Culture. Que retenez-vous de ce quinquennat sur le plan intellectuel et politique?

 

Brice COUTURIER. – Un quinquennat, oui, l’expression est bien trouvée.

C’est d’ailleurs un principe de vie: je change d’activité tous les cinq ans. Ces cinq dernières années, j’ai donc écrit chaque jour un éditorial que j’ai lu le lendemain matin sur notre antenne de France Culture, afin de lancer le débat de la deuxième partie des Matins. Lorsque le directeur de l’époque, Olivier Poivre d’Arvor, m’a proposé ce défi, je lui ai fait remarquer que l’éditorialiste d’un journal, c’est quelqu’un qui reflète la ligne éditoriale de ce titre et qu’en ce qui me concerne, je me regardais comme assez décalé par rapport à celle de France Culture. Mais c’était précisément ma différence qui l’intéressait. Il souhaitait que je provoque l’invité des Matins, en lui balançant des idées susceptibles de le faire réagir. Là où l’exercice trouvait ses limites, c’est que je n’étais pas toujours autorisé à répondre à l’invité – notamment lorsqu’il démolissait mon papier. Sans doute fallait-il que le tenant du «politiquement correct» conserve le dernier mot… J’apparaissais ainsi comme un trublion qu’on sort de sa boîte, afin de provoquer un peu, mais qu’on s’empresse de faire taire lorsqu’il a joué son rôle afin que tout rentre dans l’ordre. Dommage, car j’ai travaillé sérieusement chaque sujet de manière à pouvoir poursuivre la discussion en m’appuyant sur des faits.

 

     Le Parti des médias préfère nous abreuver de petites nouvelles insignifiantes, d’une part, de ses grandes indignations, de l’autre.

 

Ce qui m’a frappé dans les débats des dernières années, c’est la difficulté avec lesquels ils sont parvenus à émerger. Car les plus importants d’entre eux portent précisément sur les sujets dont le «Parti des médias» – pour reprendre l’expression créée par Marcel Gauchet – tente d’empêcher l’évocation… Il y a comme ça, à chaque époque, des problèmes vitaux qui forment comme un angle mort du débat public. Ce sont précisément ceux qui vont décider de l’avenir. En 1936, après la remilitarisation de Rhénanie par Hitler, dans la plupart des médias français, il était presque impossible d’évoquer la perspective d’une guerre avec l’Allemagne. Tous les gens de bien étaient furieusement pacifistes… On trouverait bien un terrain d’entente avec le chancelier allemand, disaient-ils. Mais dans les cafés et les salons, on ne parlait que de ça.

 

Aujourd’hui, l’histoire est à nouveau en phase d’accélération brutale et le défi qui nous est lancé par l’islamisme politique, entré en phase de conquête du monde, est redoutable. Mais le Parti des médias, aveuglé par ses bons sentiments, préfère nous abreuver de petites nouvelles insignifiantes, d’une part, de ses grandes indignations, de l’autre.

 

Vous croyez à un «complot des médias»?

 

Je n’irais pas jusque-là. Mais comment ne pas voir que le rassemblement de quelques milliers de bobos place de la République, prétendant proposer une réalité radicalement alternative, a été monté en mayonnaise afin de gommer les 4 millions de Français, descendus spontanément dans les rues pour protester contre les attentats islamistes de janvier? Pour ne prendre que cet exemple. De la même façon, chaque fois que le discours lénifiant sur le «vivre-ensemble» est contredit par des faits, ceux-ci font l’objet d’un remontage. Combien d’attentats islamistes ont été requalifiés en «actes commis par un déséquilibré»? Ou alors, on organise à la hâte une diversion.

 

     Le pire, c’était de supporter ces idéologues de petit calibre, cooptés par leurs camarades de l’Université, qui tiennent lieu d’intelligentsia aux yeux des journalistes bien-pensants.

 

Mais ce n’est pas l’essentiel. Le pire, c’est qu’il y a trop peu d’intellectuels capables de discerner les grands courants de fond sous le miroitement de surface. En finissant l’année, sur France Culture, par une série d’été consacrée à Raymond Aron, j’ai voulu montrer ce qu’avait été mon ambition au cours de ces cinq années. Il est mon modèle. Aron aussi était éditorialiste. A Combat, au temps de Camus, puis au Figaro, surtout, et enfin à L’Express. Et tandis que les simples journalistes se contentaient de rapporter les faits au jour le jour, lui savait discerner, en historien, les tendances profondes, celles qui allaient modifier les rapports de force, redessiner la carte, décider du mouvement de l’histoire. Aujourd’hui, nos chers confrères passent leur temps à guetter le fil de l’AFP, afin d’être «les premiers sur une info». Ils sont concurrencés par internet qui met tout ce fatras de pseudo-news, de «stories», à la disposition de chacun. Ils misent sur l’antériorité pour légitimer leur profession ; ou encore sur leur connaissance personnelle des acteurs politiques pour rapporter leurs propos à des stratégies individuelles de conquête du pouvoir. Ce faisant, ils rabaissent la politique et contribuent au développement du populisme ambiant.

 

Alors qu’il leur faudrait jouer sur la compétence, la capacité du spécialiste à interpréter les faits, à discerner la manière dont le monde est en train de se réorganiser. Mon problème tient à ce que j’étais censé être un spécialiste universel: parler économie avec Attali un jour, histoire avec Pierre Nora, le lendemain, politique internationale avec Védrine, le surlendemain et conclure la semaine sur la littérature américaine avec Richard Ford…. Sans oublier de me faire traiter de crétin par Montebourg, de journaliste partisan par Copé, ou d’agent de l’Allemagne par Marine Le Pen! Mais le pire, c’était de supporter ces idéologues de petit calibre, cooptés par leurs camarades de l’Université, qui tiennent lieu d’intelligentsia aux yeux des journalistes bien-pensants. Quel dialogue peut-on avoir avec ces personnages, arrogants quoiqu’incultes, et d’autant plus pérorant qu’ils méprisent les faits, les chiffres, la réalité? Ils prétendent déconstruire ce qu’ils n’ont jamais cessé d’ignorer.

 

La vie des idées a-t-elle beaucoup évolué depuis cinq ans? Certaines idées neuves sont-elles apparues? Quels sont les grands débats qui vous ont le plus marqué?

 

Sur tous les plans, on se rapproche de la vérité en marchant en crabe.

Ça ne facilite pas le règlement des problèmes. Prenez l’économie. Il y a cinq ans, le débat portait sur les délocalisations: nos problèmes venaient de l’étranger, qui ne respectait pas nos règles, qui prétendait réussir en ne faisant pas comme nous. La Chine, voire l’Allemagne nous faisaient une concurrence déloyale. À partir d’un certain moment, on a commencé à s’inquiéter de la désindustrialisation. C’était approcher du vrai problème, celui du manque de compétitivité de notre appareil productif. Encore quelques mois, et on a commencé à réaliser que nos entreprises supportaient des charges disproportionnées par rapport à celles de leurs concurrentes et qu’il convenait donc de les alléger, après les avoir augmentées. Mais c’est justement l’un des sujets dont le Parti des médias ne veut pas entendre parler, comme du déficit budgétaire et de l’endettement.

 

     Sur tous les plans, on se rapproche de la vérité en marchant en crabe.

 

Pour ces aveuglés, l’absence de croissance française, le niveau extravagant du chômage n’ont qu’une seule cause: «l’austérité»… Mais si l’austérité, c’est un niveau de dépense publique inouï, qui absorbe 57,5 % de tout ce que produit le pays, le plus fort taux de prélèvement obligatoire d’Europe, et une dette publique de 100 % du PIB, alors je demande comment on va qualifier l’économie allemande… Un État dont le budget est équilibré et qui, étrangement, a un taux de chômage deux fois inférieur au nôtre. Encore une fois, pour prendre un exemple. Mais dans tous les domaines, c’est la même danse du ventre: on approche de la vérité en tournant autour, plutôt que d’affronter franchement nos problèmes.

 

L’économie n’est pas seule en cause. La vie des idées, dans notre pays, pâtit du fait qu’un faible nombre de gens sont à la fois suffisamment qualifiés et suffisamment honnêtes pour en rendre compte. Les chers confrères, dans l’ensemble, préfèrent rabattre la nouveauté sur les schémas qu’ils connaissent. Cela a pour conséquence de figer le débat, de le ramener à des lignes de clivage devenues autant d’ornières:

souverainistes versus euro-enthousiastes, républicains versus démocrates, libéraux contre étatistes, communautaristes contre républicains et, bien sûr, droite/gauche. Mais les nouveaux sujets transcendent ces catégories et les font exploser. Dans le domaine éthique, en particulier. Et on tente d’intimider ceux qui posent de bonnes questions en les traitant de réactionnaires, ou d’ultra-libéraux…

 

Le tournant de ces 5 ans a été l’attaque de Charlie hebdo et la litanie des massacres qui a suivi. Au lendemain des attentats du 13 novembre, votre Lettre ouverte aux djihadistes qui nous ont déclaré la guerre a bouleversé vos éditeurs… Vous vous identifiez au nomade hyperconnecté de Jacques Attali et puis tout a changé. Pourquoi?

 

     En s’attaquant aux Juifs, comme l’ont fait Merah et Coulibaly, à un symbole de l’esprit de ma génération, comme Charlie, les infiltrés du djihad, cette cinquième colonne islamiste, m’ont « rendu la France », comme disait Aragon.

 

Oui, cela a constitué pour moi un choc, une rupture personnelle. Ayant vécu une partie de mon adolescence au Liban, repris des études à Oxford à 42 ans, enseigné trois ans en Pologne, beaucoup bourlingué en Europe, du Nord au Sud et d’Est en Ouest, j’avais fait mienne l’idée d’Attali selon laquelle les nations étaient en train de devenir des hôtels où l’on pose provisoirement ses valises, en prenant pour critère le rapport qualité/prix. En s’attaquant aux Juifs, comme l’ont fait Merah et Coulibaly, à un symbole de l’esprit de ma génération, comme Charlie, les infiltrés du djihad, cette cinquième colonne islamiste, m’ont «rendu la France», comme disait Aragon. Poète communiste, il a tourné patriote lors de l’occupation, après avoir longtemps conspué le drapeau et la Marseillaise. Je me suis senti visé personnellement par les fous de Dieu. Comme dit Orwell, dans Le lion et la licorne, cet hymne au patriotisme britannique, «Car nous combattons des hommes à l’intelligence vive et maléfique et le temps presse…». Mon père, maquisard FFI à 18 ans, a fini la guerre dans un bataillon de choc.

Lorsque j’ai vu la formidable réaction, spontanée, de la population, opposant 4 millions de poitrines aux tueurs, semblant dire: «nous sommes bien trop nombreux, vous ne pourrez pas nous tuer tous», je me suis senti conforté dans l’idée qu’il fallait défendre le vieux pays menacé.

 

Mais il faut en être conscient: il va devenir de plus en plus dangereux de vivre dans un pays qui refuse le chantage des islamistes:

soumettez-vous ou bien vous mourrez. C’est une raison supplémentaire de

rester: tenter de renforcer le camp de la résistance. Et non leur abandonner le terrain. Ne pas collaborer lâchement, comme la dernière fois…

 

Pour certains observateurs, les «néo-réactionnaires», pour reprendre la formule de Daniel Lindenberg, auraient gagné la bataille des idées.

Partagez-vous cette analyse?

 

J’ai été le premier journaliste à faire parler Lindenberg, lorsqu’il a publié Le rappel à l’ordre en 2002. Le livre n’était pas encore en librairie que je l’avais invité à l’émission que j’animais alors sur la grille d’été de France Culture, Contre-expertise. C’est vous dire si le livre m’avait paru intéressant. Certes, il avait le défaut de mêler, dans une même réprobation, tout ce qui, dans la vie intellectuelle, déplaisait à son auteur – de Pierre Manent à Alain Badiou, de Michel Houellebecq à Jean-Claude Milner. Mais il avait le mérite de pressentir un changement dans l’air du temps. L’époque où une bande de «vigilants» parvenaient à interdire qu’on aborde certaines questions – concernant la compatibilité de l’islam et de la démocratie, par exemple -, l’époque où ils pouvaient chasser en meute un intellectuel du calibre de Pierre-Alain Taguieff, était en train de s’achever. L’eau avait commencé à bouillir. Le couvercle qu’ils avaient longtemps maintenu était en train de leur sauter à la figure.

 

     J’avais invité Lindenberg parce que ma conception à moi d’une émission de débat sur une chaîne du service public, c’est le pluralisme, la diversité idéologique, la curiosité intellectuelle.

 

J’avais invité Lindenberg parce que ma conception à moi d’une émission de débat sur une chaîne du service public, c’est le pluralisme, la diversité idéologique, la curiosité intellectuelle. Et non le militantisme au service d’une cause. Celle qu’on croit juste, ou celle grâce à laquelle on pense servir au mieux ses intérêts de carrière…

 

Bien sûr, les intellectuels, très divers, que la bande des maîtres-penseurs a qualifié de «néo-réactionnaires» n’ont pas conquis le pouvoir intellectuel. L’hégémonie intellectuelle est toujours détenue par «presse qui pense», même si elle a de moins en moins de lecteurs:

Télérama, Les Inrocks, Le Nouvel Obs, Libé, etc. C’est elle qui donne le ton, décerne des brevets et censure ce qu’ils appellent les «dérapages».

Ces contestataires professionnels sont étonnés et furieux d’être à leur tour contestés. C’est que l’espèce de bouillie intellectuelle, ce néo-marxisme rudimentaire à base de slogans creux qui leur sert de pensée s’est fracassé sur la réalité sociale. Souvent demeurés intellectuellement dans les années 1960/70 (Derrida, Foucault, etc.), ils s’acharnent à «transgresser», à «renverser des tabous», alors qu’il n’y a plus, en face, que le vide. Ils rejouent éternellement la scène originelle de 68, alors qu’on a radicalement changé d’époque. C’est pourquoi les gens qui pensent juste ont opéré, depuis le début de notre XXI° siècle, ce retour à Camus, à Arendt, à Orwell – qui n’étaient certes pas des penseurs «réactionnaires». «Empêcher que le monde ne se défasse», comme disait Camus. Et ne pas pousser la tolérance à l’absurde, en prétendant tolérer la barbarie. Ne pas justifier l’inacceptable au nom du relativisme des valeurs.

 

Vous reconnaissez-vous dans les idées de certains d’entre eux? Lesquels?

 

     Lorsque je me retrouve devant mon ordinateur, avec un article à écrire, je pense : comment Christopher Hitchens tournerait-il ça ?

 

Oui, sans doute. Grâce au métier que je fais, journaliste culturel, je rencontre tout le monde et je suis payé pour lire. Quel luxe! Alors, dans le paysage intellectuel francophone, je vous dirais apprécier beaucoup Marcel Gauchet, Pascal Bruckner, Nicolas Baverez, Dominique Schnapper, Jean-Marc Daniel, Jean-Pierre Le Goff, Kamel Daoud, Philippe d’Iribarne, Boualem Sansal, Malika Sorel-Sutter, Mathieu Bock-Côté… Je voue aussi une immense admiration à Jacques Julliard, une espèce de modèle pour moi depuis mes débuts de journaliste. Non seulement c’est un historien immensément cultivé, mais c’est un intellectuel sans tarifs réduits ; avec lui, tout le monde a droit au même traitement. Il est sans indulgence particulière envers les siens, sans agressivité particulière envers les autres. Sine ira et studio. Mais lorsque je me retrouve devant mon ordinateur, avec un article à écrire, je pense:

comment Christopher Hitchens tournerait-il ça? Orwellien lui aussi, «Hitch» savait comme personne mettre le doigt sur l’hypocrisie, la mauvaise foi, le double standard moral. Et c’était un esprit absolument libre. Un véritable voltairien de la fin du XX° siècle. Il n’a aucun équivalent en français, mais quelques héritiers en Angleterre, comme Nick Cohen.

 

Lors d’un débat sur «Nuit debout», vous avez quitté le plateau sur ces

mots: «Moi je ne veux pas incarner à moi tout seul la diversité idéologique autour de ce plateau, donc je vous laisse entre vous.» Est-il devenu impossible de débattre en France?

 

     On venait d’entendre trois invités et un journaliste ayant fait un reportage sur place, à République, s’extasier… A les entendre, on était à la veille d’une nouvelle prise de la Bastille.

 

Écoutez, on venait d’entendre trois invités et un journaliste ayant fait un reportage sur place, à République, s’extasier, dire combien tout cela était nouveau, prometteur, bouleversant… A les entendre, on était à la veille d’une nouvelle prise de la Bastille, d’une réinvention de la démocratie. Ces affligeantes «assemblées générales» allaient accoucher d’une réalité alternative… On voit ce qu’il en est advenu: beaucoup de bruit pour rien. La surexposition médiatique de ces rassemblements contrastait péniblement avec l’affligeante pauvreté des propositions qui en émanaient. Mais le Parti des Médias rêve de l’arrivée au pouvoir d’une «vraie gauche de gauche». On nous a fait le coup avec die Linke, en Allemagne, puis avec Chavez au Venezuela, qui a ruiné le premier détenteur de pétrole de la planète… Ensuite, il y a eu Podemos, Occupy Wall Street, Jeremy Corbyn… Moi, je crois qu’on peut modifier le réel dans certaines proportions lorsque cela est souhaitable. Mais pas lui substituer une autre réalité, sous prétexte qu’elle serait plus conforme à l’idéal de certains utopistes. J’aurais disposé d’une minute pour dire que je n’étais pas au diapason de cet enthousiasme collectif, avant de me faire remettre à ma place en tant que «réactionnaire». Alors oui, j’ai refusé, non pas de débattre, mais de servir de tête de turc. Je suis resté à les écouter s’entre-congratuler. Je ne suis pas «parti en claquant la porte», contrairement à ce qu’ont écrit les médias gauchistes à l’époque. Trop de «débats», dans nos médias, sont ainsi «montés», de manière à en truquer le déroulement, empêcher la libre confrontation des idées. Il y a des experts…

 

Vous définissez-vous toujours comme un libéral de gauche?

 

     Tony Blair disait : « ce qui est social, c’est ce qui crée des emplois ». Il avait raison.

 

À l’époque où j’avais un engagement politique, je roulais pour Rocard au sein du PS. En 1985, j’avais créé un club de discussion, Rouleau de Printemps, qui se définissait comme un rassemblement de jeunes libéraux de gauche. Je pense être resté fidèle à cet idéal. «Le socialisme, c’est quand la liberté arrive dans la vie des gens les plus pauvres», a écrit Carlo Rosselli, l’un des théoriciens du libéralisme de gauche, assassiné en France par les sbires de Mussolini. Je pense que la véritable lutte des classes n’oppose pas tant les salariés aux entrepreneurs que les insiders du système aux exclus, les détenteurs de rentes à ceux qui sont prêts à emprunter l’escalier de service lorsque l’ascenseur social est en panne. La «défense des avantages acquis» est un mot d’ordre qui profite aux planqués. Tony Blair disait: «ce qui est social, c’est ce qui crée des emplois». Il avait raison. Notre système a fait le choix implicite du chômage de masse. C’est une calamité. Non seulement, le chômage détruit des vies, mais il rend des millions de personnes dépendantes de l’État pour leur survie. Il bloque toute ambition, il étouffe cette «étincelle vivante» que les hommes portent en eux et qui, selon Goethe, «se recouvre de la cendre toujours plus épaisse des nécessités quotidiennes si elle cesse d’être alimentée.»

 

Vous êtes également un européen assumé. Durant ces cinq dernières années, l’Union européenne a essuyé de multiples crises: la crise grecque, mais aussi celle des migrants et dernièrement le Brexit. Quel regard portez-vous sur l’évolution de la construction européenne?

 

Je suis revenu à France Culture en janvier 2002 avec une émission hebdomadaire consacrée à l’Europe, Cause commune, que j’ai animée pendant cinq ans. À l’époque, je croyais que l’Europe pouvait devenir une puissance capable, en alliance avec les États-Unis et les autres démocraties, de rivaliser avec les grandes puissances émergentes. Que nous pourrions contribuer à définir un ordre du monde basé sur le droit international, la souveraineté des peuples, la démocratie, les droits de l’homme… Encore aurait-il fallu que les dirigeants européens assument notre héritage. Qu’ils n’aient pas honte d’être européens.

 

     Tel que c’est parti, c’est raté. Cette Union européenne, qui refuse d’être une puissance politique, est prise en tenailles.

 

Or, ils ont agi comme s’il fallait se débarrasser de notre culture.

Comme si notre formidable héritage les encombrait. Le continent qui a donné au monde Leonard de Vinci, Cervantes, Shakespeare, Rembrandt, Racine, Mozart, Goethe, Hugo, Proust, Pessoa, Chaplin, Milosz… illustre ses billets de banques avec des ponts et des fenêtres. Pour ne froisser personne, paraît-il. Entre l’arrogance et la haine de soi, il devrait exister une position moyenne. Quand je suis rentré de Pologne, je suis allé voir la rédactrice en chef d’un magazine consacré à l’Europe avec des projets d’article sur l’apport de la culture centre-européenne à l’identité européenne. «Moi, ce qui m’intéresse dans l’Europe, c’est l’Autre», m’a-t-elle dit. Allez demander aux Chinois, aux Indiens ou aux Turcs, si c’est «l’Autre» qui les intéresse prioritairement!

 

Alors, oui, c’est raté. Tel que c’est parti, c’est raté. Cette Union européenne, qui refuse d’être une puissance politique, est prise en tenailles. Elle est coincée entre l’islamisme qui se rapproche de nous par la Turquie et risque de nous entraîner dans le chaos proche-oriental et la contre-révolution culturelle tentée par Poutine, avec son rêve impérial post-soviétique. Cette UE, régie par le droit et le marché, purement procédurale et évitant toute décision politique, cette Europe-là est condamnée. Ses concepteurs ont cru à la possibilité d’un avion en pilotage automatique. Ça pouvait marcher par temps calme, mais aussitôt qu’est apparue une zone de turbulence, en 2008, la machine s’est enrayée. Lorsqu’il a fallu décider quelque chose, c’est la BCE, organisme technique, qui a dû assumer des décisions politiques. Les dirigeants de l’UE ont refusé à l’Europe toute identité, toute substance, toute limite géographique: ils ont créé une coquille vide, un ensemble flou dans lesquels les citoyens ne reconnaissent pas. Comment s’étonner que ceux-ci se réfugient dans leurs États-nations. Au moins, pensent-ils, on en contrôle les dirigeants en les remplaçant lorsqu’ils prennent de mauvaises décisions. Et on peut en défendre les frontières, ce que l’UE refuse de faire, face à une crise migratoire qui va s’aggraver. Je le déplore, parce que nos petites nations en communauté de déclin ne font pas le poids face aux géants émergents. Il faudra tenter autre chose, une fois ce chapiteau-là démonté.

 

La montée des «populismes» vous inquiète-t-elle?

 

Dans son Essai sur l’esprit d’orthodoxie, Jean Grenier, le professeur de philo de Camus, écrit: «L’extension de l’instruction ne va pas toujours de pair avec le progrès de la culture. Les masses sont de plus en plus éclairées, mais les lumières sont de plus en plus basses. Les idées courtes et simplistes ont plus de succès que les autres». Face à la complexité du monde, à ses métamorphoses difficiles à saisir, les gens se réfugient dans des explications simples. Cela a nourri les grandes idéologies du XX° siècle. Le fascisme, le marxisme, offraient des réponses simplettes à des questions compliquées. Mais il y a aussi quelque chose de positif dans ce que les élites baptisent «populisme»:

les simples gens ont parfois une vision plus juste que des dirigeants vivant hors-sol, dans l’ignorance des vrais problèmes de la population.

 

     Reste qu’il souffle indéniablement sur la planète un vent mauvais.

 

Reste qu’il souffle indéniablement sur la planète un vent mauvais. Il nous faut réaliser que, contrairement à ce qui se passait durant les trois dernières décennies du XX° siècle, ce n’est pas la démocratie qui a le vent en poupe. Le système du parti unique chinois, les «démocratures» de Russie ou de Turquie apparaissent, depuis longtemps déjà, à bien des gens du Sud, comme plus à même de bien contrôler les choses. A présent, c’est aussi le cas dans notre Nord. Voyez Donald Trump. Nous avons affaire à une concurrence sérieuse. La victoire des démocraties, en 1945 et 1989, peut très bien s’avérer n’avoir été qu’une heureuse parenthèse. Mais, pour moi, la démocratie est un horizon indépassable et je ressens une solidarité spontanée envers chacune d’entre elles – des États-Unis à Israël inclus.

 

Vous apparteniez au comité de rédaction de la revue Le Meilleur des mondes depuis sa création. Vous avez été favorable au droit d’ingérence et aux différentes interventions militaires de l’Occident depuis la guerre en Irak de 2003. Quel bilan faites-vous de cette politique étrangère «néo-conservatrice»?

 

Qui peut nier que les peuples du Moyen Orient aspirent, eux, à la démocratie? Les racistes nous répètent que les Arabes ne sont «pas mûrs», que leur société civile n’est pas assez émancipée, que l’islam constitue un facteur de blocage insurmontable. J’ai vibré à l’unisson des «révolutions arabes», qui rappellent tellement le Printemps des peuples européens de 1848. Je n’ignore pas leur échec, à peu près général, à l’exception de la Tunisie. On ne peut nier que l’islamisme, qui guette les occasions d’avancer ses pions et de contrôler les sociétés, a profité des libertés conquises. Là où il a cru son heure arrivée, comme en Egypte, il a provoqué la réaction des militaires. Mais les peuples n’ont pas dit leur dernier mot. Après 1848, nous avons eu aussi une sévère réaction en Europe. La liberté ne se conquiert pas en un jour.

 

Mais qu’on ne vienne pas me dire qu’avec les despotes – Saddam Hussein, Kadhafi et Bachar el-Assad, Moubarak, nous vivions dans un monde «plus sûr». C’est l’inverse qui est vrai. Ces systèmes politiques, archi-corrompus et tyranniques, étaient tous au bout du rouleau. Dans le combat entre «réalpolitiques» cyniques et droits-de-l’hommistes, solidaires des peuples en lutte contre leurs tyrans, je persiste à choisir ces derniers. En ce qui concerne l’Irak et la Syrie, l’erreur politique, c’est Obama qui l’a commise. En retirant prématurément ses soldats d’Irak, à une époque où Daech comptait 200 combattants ; et en refusant de soutenir la rébellion démocratique contre al-Assad, ce qui a laissé le champ libre aux djihadistes, encouragés par le régime…