Les juifs ont-ils 25 fois plus de risques d’être agressés que les musulmans ?

Les juifs ont-ils 25 fois plus de risques d’être agressés que les musulmans ?

Le «Manifeste contre le nouvel antisémitisme», signé par 250 personnalités et publié dans le Parisien le 21 avril, dénonce «une épuration ethnique à bas bruit». Pour étayer cette affirmation, le collectif à l’origine du texte s’appuie sur «des chiffres du ministère de l’Intérieur», selon lesquels «les Français juifs ont 25 fois plus de risques d’être agressés que leurs concitoyens musulmans».

Il est aisé de voir la façon dont on aboutit à cette statistique, qu’on retrouve sur Internet. Elle est obtenue en mettant en rapport le nombre d’agressions contre les juifs et contre les musulmans avec les populations respectives de chacun. En 2017, selon le ministère de l’Intérieur, 121 «faits» ont été recensés contre des musulmans et 311 contre des juifs. Les faits dénoncés ici recouvrent à la fois les menaces et les actions violentes.

 

Si l’on rapporte ces chiffres aux estimations respectives (et variables) du nombre de musulmans et de juifs en France, on obtient peu ou prou le rapport de 1 à 25 évoqué dans la tribune.

En prenant par exemple 5 millions de musulmans (une donnée contestable comme on va le voir) et 500 000 juifs, on arrive à un «fait» antimusulman pour environ 41 322 musulmans et un «fait» antisémite pour environ 1 608 juifs, soit un écart de 1 à 25,6. Un résultat proche de l’estimation donnée dans le manifeste, même si cette statistique est à prendre avec des pincettes.

La première réserve concerne l’estimation, toujours compliquée, du nombre de musulmans et de juifs en France. Le calcul ci-dessus repose donc sur des hypothèses.

Concernant les citoyens juifs, des estimations, notamment réalisées par des instituts privés, tournent autour de 500 000 personnes. Pour les citoyens musulmans, la fourchette des estimations est plus large, comme le souligne un rapport d’information du Sénat de 2016 : «Les différences d’approche sur ce sujet expliquent les écarts, parfois substantiels, entre les estimations avancées, oscillant allègrement entre 4 et 7 millions de personnes. Cette amplitude traduit simplement le fait que l’estimation du nombre de musulmans en France ne décrit pas la même réalité selon qu’elle retient les seuls pratiquants ou les musulmans sociologiques.»

Mais c’est surtout la comptabilisation du nombre d’actes antimusulmans et antisémites qui doit être considérée avec la plus grande prudence. Comme c’est le cas de manière générale en matière de délinquance, la statistique est forcément partielle. «Lors du dépôt de plainte, le caractère antisémite de l’agression est à l’appréciation du policier»,explique Sammy Ghozlan, du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme. Il en va de même pour les violences antimusulmanes. Et encore faut-il que des plaintes aient été déposées.

Les chiffres du ministère de l’Intérieur émanent du recensement des actes racistes réalisé par le Service central du renseignement territorial (SCRT) de la Direction centrale de la sécurité publique (DCSP). Ne sont ici comptabilisés que les actes portés à la connaissance des forces de l’ordre, «à partir du nombre d’infractions et différents éléments complémentaires (signalements, incidents diffusés par les médias et vérifiés par le service)», selon l’évaluation du plan interministériel de lutte contre le racisme et l’antisémitisme 2015-2017.

La Commission nationale consultative des droits de l’homme observe que «les chiffres du ministère de l’Intérieur ne représentent qu’une infime partie des actes racistes commis en France, en raison de faits infractionnels largement sous-rapportés». Seuls un tiers des menaces racistes seraient signalées, et 19 % seulement seraient enregistrées au titre de plaintes.

Il est d’ailleurs notable que le Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) propose un autre bilan de faits racistes : entre 2012 et 2016, les atteintes à caractère raciste, antisémite ou xénophobe ont visé en moyenne chaque année 895 000 personnes.

Si le SSMSI ne fait pas de différence entre les actes antimusulmans et les actes antisémites, il confirme l’évidente partialité des chiffres avancés par le ministère de l’Intérieur.

En résumé, s’il est facile de reconstituer le raisonnement aboutissant à la statistique citée dans le manifeste, le recensement par essence imparfait des actes racistes incite à une grande prudence.

Question posée par Clément.

Des chiffres officiels révèlent-ils que 50 000 juifs ont quitté la Seine-Saint-Denis, comme l’affirme Pascal Bruckner ?

Dans un échange avec la journaliste Alexandra Bensaid, Pascal Bruckner affirme notamment que 50 000 personnes juives ont quitté la Seine-Saint-Denis à cause de menaces antisémites. Une statistique proche de celle figurant dans le «Manifeste contre le nouvel antisémitisme», affirmant que 50 000 juifs en Ile-de-France ont été contraints de déménager. Voilà l’échange entre Pascal Bruckner et Alexandra Bensaid :

«En Seine-Saint-Denis, 50 000 juifs français ont dû partir.

– Ça, c’est un chiffre du ministère de l’Intérieur ?

– C’est un chiffre officiel. Parce qu’ils ne se sentaient plus en sécurité, ils ont dû aller dans un autre quartier.»

Contacté par CheckNews, Bruckner a expliqué tenir ce décompte, non pas d’une source «officielle», comme il l’a affirmé sur France Inter, mais du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme (BNVCA). Cette association, présidée par Sammy Ghozlan, signataire du «Manifeste contre le nouvel antisémitisme», estime à 60 000 le nombre de juifs d’Ile-de-France qui ont dû déménager «ces dernières années». Dont une grande partie a quitté la Seine-Saint-Denis.

Ces déménagements n’impliquent pas un départ du territoire national (ni de la région), mais le plus souvent une installation dans une autre commune. «Ce phénomène de déplacement de population en France s’appelle l’alya intérieure [en référence au départ vers Israël, ndlr]. Il a commencé dans les années 2000 et s’est intensifié après les attentats», décrit France Culture dans un reportage consacré au sujet.

«Nous comptons plutôt par familles. En région parisienne, des villes qui comptaient entre 300 et 700 familles par communes sont descendues à 15 ou 20 familles», précise Sammy Ghozlan à CheckNews. Il ne s’agit pas d’un décompte précis, mais d’une estimation effectuée à partir des informations récoltées par l’association et rassemblées notamment par Jérôme Fourquet, directeur du département opinions de l’Ifop, et Sylvain Manternach, géographe, dans l’ouvrage l’An prochain à Jérusalem : «Ces chiffres […] ne sont pas le fruit d’un recensement précis, peut-on y lire, mais ils émanent de personnalités ou de responsables associatifs, certes engagés, mais connaissant intimement leur territoire et la population juive y résidant.» «A Aulnay-sous-Bois, le nombre de familles de confession juive est ainsi passé de 600 à 100, au Blanc-Mesnil de 300 à 100, à Clichy-sous-Bois de 400 à 80 et à La Courneuve de 300 à 80», précisent par exemple les auteurs.

Contacté par CheckNews, Jérôme Fourquet ne rejoint pas tout à fait l’estimation donnée par Pascal Bruckner et Sammy Ghozlan. D’après lui, le phénomène est bien réel, mais le nombre de départs semble surévalué : «50 000 me semble beaucoup, indique-t-il. Néanmoins, ce phénomène est réel et très significatif, avec une quasi-disparition des familles juives de certaines banlieues et une augmentation très nette de la population juive dans certains quartiers ou communes comme le XVIIe arrondissement de Paris, ou Saint-Mandé. La montée de l’antisémitisme et des violences contre cette population a joué un rôle majeur dans ces mouvements», décrit-il.

Rappelons que la communauté juive en France est estimée à 500 000 personnes, environ. Le ministère de l’Intérieur n’a pas encore répondu à notre demande de précision sur les statistiques officielles disponibles. D’après Jérôme Fourquet, il n’en existe pas. La collecte de statistiques ethniques est très fortement encadrée par la loi française. Il est notamment interdit d’introduire des «variables de race ou de religion dans les fichiers administratifs».

Question posée par Thomas.

Emma Donada