Barbara Lefebvre et la “Génération J’ai le droit”

Barbara Lefebvre et la “Génération J’ai le droit”

Par Jean-Paul Brighelli / Vendredi 9 mars 2018 à 09:42 5

Chapô

Edito. Retrouvez la tribune hebdomadaire de Jean-Paul Brighelli, consacrée à l’éducation.

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Connaissez-vous l’histoire de Cassandre ? La princesse troyenne, parce qu’elle s’était refusée à Apollon, fut condamnée par le dieu à prophétiser sans jamais être crue. Ainsi périt la ville de Priam. Ainsi en est-il aujourd’hui de nos lanceurs d’alerte.

Connaissez-vous Barbara Lefebvre ? Professeur d’Histoire-Géographie en banlieue parisienne, elle fut l’une des signataires, avec Georges Bensoussan, des Territoires perdus de la république, (Editions Mille et une nuits, 2002 — réédition en 2015 chez Fayard), qui levait le voile, si je puis dire, sur l’antisémitisme, le sexisme et la déferlante islamiste.

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C’était il y a quinze ans. Suivirent en 2004 le rapport de Jean-Pierre Obin (enterré par divers gouvernements de droite, autant le dire, et publié en 2007 avec une foule de commentaires — dont celui de Lefebvre, et dont le mien — sous le titre l’Ecole face à l’obscurantisme religieux, Max Milo éditeur, 2006 et 2014), ou mon propre livre, Une école sous influence (2006) — et tant d’autres. À l’arrivée, omerta française, comme dit fort bien Marianne. Déni généralisé. Malgré Charlie. Malgré les divers attentats. Malgré les agressions antisémites. Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas voir…

Il manquait au tableau une analyse en profondeur de cette génération qui a délibérément choisi le crétinisme — ou pire. Barbara Lefebvre vient donc de publier Génération J’ai le droit (chez Albin Michel), une étude sans complaisance de ces jeunes (et parfois moins jeunes, car les parents épaulent leurs enfants dans cette course au Moi Je) qui font de leur nombril le centre du monde, et pensent que le selfie est la forme la plus achevée de l’art, puisqu’il les représente…

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J’ai eu l’occasion de dire moi-même ce que je pensais de cette mode de l’autoportrait généralisé — en lien avec le triomphe de Rousseau, l’inspirateur de toutes les aberrations modernes des apprentis-sorciers du pédagogisme. J’ai par ailleurs rendu compte du livre de Barbara Lefebvre. Mais j’ai tenu à l’interroger sur le sens profond de ce livre et sur son diagnostic sur la période actuelle. Au lecteur de croire enfin Cassandre — ou de l’ignorer, comme d’habitude.

Jean-Paul Brighelli. Est-ce un hasard ? « C’est mon choix », l’émission-phare d’Evelyne Thomas, qui cartonna entre 1999 et 2004, est désormais (depuis 2015) diffusée sur Chérie 25. La présentatrice n’avait-elle pas senti, il y a vingt ans, la tendance lourde de notre société — le recentrement sur soi, la conviction profonde que l’on « a le droit » d’opter pour n’importe quelle fantaisie et de proférer n’importe quelle fadaise ? Votre livre, en revenant sur cette génération « self-centered », comme on dit désormais en français global, décrit une atmosphère de classe difficilement croyable pour un non-enseignant. En deux mots, quel est l’état d’esprit du jeune d’aujourd’hui ? Et quels comportements le révèlent ?

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Barbara Lefebvre. Les jeunes, c’est une formule bien trop générale car on se rend vite compte que pris individuellement certains élèves sont moins moutonniers qu’on imagine. L’effet de soumission au groupe est très important et s’aggrave sous l’effet des réseaux sociaux qui sont un espace de manipulation mentale collective. Les jeunes sont le reflet de la société dans laquelle ils vivent, celle où leurs parents les font entrer sans bien les y préparer. Ils sont des héritiers du meilleur comme du pire. Or, pour ce qui est du pire, nous sommes servis depuis que la société libérale née dans les Trente Glorieuses a érigé en valeur suprême l’individualisme autocentré (l’individu au service de la satisfaction de ses désirs) en lieu et place de l’individualisme civique (l’individu au service de sa société). Il faut donc bien revenir à la question du positionnement des adultes qui sont les éducateurs des enfants – qui deviennent « les jeunes ».

Comment les parents, qui sont les premiers – et selon moi les principaux – éducateurs de l’enfant, assument-ils leurs responsabilités en tant qu’autorité sécurisante au service du bon développement physique et psychique de leur enfant ? Irresponsables sont ces parents qui acceptent que leur enfant mange n’importe quoi, à n’importe quelle heure pour ensuite se plaindre chez le médecin que leur enfant de 4, 6 ou 10 ans est en surpoids. On ouvre des unités médicales couteuses pour la collectivité pour la rééducation alimentaire de ces enfants, mais ce sont les parents qu’il faudrait responsabiliser d’abord.

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Irresponsables ces parents qui mettent leur enfant devant les écrans plusieurs heures par jour, laissent Internet en libre-service, offrent un smartphone sans surveillance jour et nuit. Comment osent-ils ensuite s’étonner qu’il ait des difficultés d’attention, de sommeil et d’apprentissage sans parler du visionnage de plus en plus précoce d’images violentes ou pornographiques. Ils accusent souvent l’école et Internet. C’est plus simple que se responsabiliser en tant qu’adultes.

En tant qu’enseignante, j’ai reçu des parents accablés estimant qu’ils n’avaient aucun moyen d’empêcher leur pré-ado de se gaver d’Internet. Je leur faisais simplement remarquer qu’ils étaient les responsables de leur foyer : ils ont accès à des codes de blocage parental, les câbles ça se retire, le wifi se désactive, ils peuvent gérer l’usage du portable notamment en le « confisquant » le soir. Bref qu’ils ont le pouvoir d’agir s’ils le souhaitent. Inéluctablement ces parents avouaient en être incapables reconnaissant avoir abandonné la partie depuis trop longtemps pour poser à présent les limites … C’est donc d’abord la permissivité des parents qu’il faut remettre en question avant d’accabler une partie de la jeunesse qui grandit comme elle a été élevée : sans tuteur, sans contenance, sans butée.

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En plaçant l’enfant au centre de la famille, comme on a placé l’élève au centre du système scolaire, on en a exclu le monde des adultes avec tout le cortège de responsabilités qui leur incombent. L’adulte – qu’il s’agisse du parent ou du maître – est un pédagogue au sens étymologique du terme « celui qui guide l’enfant ». Lorsque c’est l’enfant/l’élève qui est au centre de tout, certains croient que cela signifie qu’ils doivent tourner autour comme une idole, tout lui sacrifier. L’adulte doit guider l’enfant, le protéger, le sécuriser avec affection, l’accompagner pour qu’il puisse s’épanouir dans son individualité singulière, qu’il puisse devenir lui-même.

Certains parents, certains maîtres rousseauistes ont renoncé à cette responsabilité car on leur a fait croire qu’elle induisait l’exercice d’une contrainte, d’une autorité. Ils ont cru que la contrainte éducative c’était une violence, un acte de domination sur l’enfant. Ils ont ainsi privé déjà deux ou trois générations de l’étayage dont l’enfant/élève a besoin pour devenir un adulte. C’est logique puisque notre société post-hippie refuse de vieillir. L’adolescence, période la plus troublée et instable qui soit dans la vie d’un individu, a été érigée en paradis perdu après laquelle courent de pauvres quadras ou quinquas botoxés ou s’infligeant des injections de cellules souches autologues !

Heureusement, on voit qu’il existe encore beaucoup de familles qui offrent ce cadre sécurisant où l’autorité n’est pas du dressage. Certains enfants sont équilibrés, développent leur autonomie à pas comptés, entrent facilement dans la contrainte sociale de l’école dès la maternelle et peuvent donc entrer dans les apprentissages. Car apprendre est presque toujours une contrainte pour un enfant. Vous pourrez toujours inventer n’importe quelle baliverne pédago, l’apprentissage des tables de multiplication ou des conjugaisons n’a pas d’utilité pour l’enfant qui vit dans l’immédiateté absolue du présent. « A quoi ça va me servir ? » : c’est souvent la seule question d’un jeune élève. C’est la réponse qui est apportée très tôt par les adultes (parents et enseignants) qui va compter, or combien de parents s’autorisent à dire devant leurs enfants « ce que tu fais à l’école ça ne sert à rien ! »…

Le nombril fait, si je puis dire, tache d’huile : les parents désormais viennent à la rescousse de leurs gamins, dès que leur droit sacré à proférer des insanités semble menacé. Le malaise dépasse donc largement celui d’une génération crétinisée par la loi Jospin de 1989, la politique de « l’élève au centre » et du « droit à la libre expression ». Alors, si le mal vient de plus loin, d’où vient-il ? Qui sont les vrais « assassins de l’école », pour reprendre le titre de l’étude de Carole Barjon ?

Les destructeurs de l’école sont ceux qui ont dévalorisé l’enseignement explicite depuis les années 1960. Ils ont savamment endormi l’opinion et nos élites intellectuelles et politiques en distillant un message soi-disant progressiste, au « service du peuple », alors qu’il s’agissait d’expérimenter leurs utopies pédagogiques nées d’un positivisme gnangnan : celui du XIXème siècle industriel. A partir des années 1960, ils ont occupé tous les postes importants dans l’administration ou l’université pour appliquer leurs doctrines. Sous Valéry Giscard d’Estaing, quadra centriste fasciné par tous les discours modernes sur l’innovation, tout le système de destruction des savoirs scolaires était opérationnel !

Ces destructeurs du « savoir élitiste » au nom de l’innovation pédagogique ont transmis leur vision à leurs étudiants devenus nos experts en « science de l’éducation » qui dominent encore les corps d’inspection et la formation des maîtres. Ils ont instauré leur doxa auprès de fonctionnaires serviles placés sous leurs ordres et souhaitant faire carrière. Ils ont eu leur âge d’or sous les gouvernements socialistes, mais n’ont jamais été inquiétés sous les gouvernements de droite. Et pour cause, hormis Darcos, aucun ministre de droite n’a accordé la moindre attention ou intérêt véritable à la politique éducative.

Ces destructeurs sont toujours là. Indéboulonnables. M. Blanquer le sait, il a habilement communiqué sur le départ de Michel Lussault du Conseil Supérieur des Programmes et son remplacement par Souad Ayada, ou le déplacement de Florence Robine de la DEGESCO (Direction Générale de l’Enseignement Scolaire — le bras armé du ministère) vers un poste de rectrice, mais au fond a-t-il l’intention de renouveler en profondeur son administration, jusque dans les ESPE (Ecoles Supérieures du Professorat et de l’Education) où se joue la formation des maîtres qui s’apparente depuis 30 ans à du formatage politico-administratif ? Je ne crois pas.

Le sens utilitaire de l’école prévaut depuis plus d’un siècle. Je n’ai à ce titre aucune nostalgie pour l’école de Ferry ou Buisson et leurs épigones à la Langevin-Wallon. Tous ont instrumentalisé l’enseignement à des fins politiques et idéologiques. La vision des Lumières qui imaginait une émancipation de l’individu par l’éducation aux arts et aux humanités n’a jamais vraiment existé. Un bel exemple de l’art français de l’automystification : croire que nous avons inventé l’école émancipatrice au service du peuple. C’est notre roman national : l’école des Lumières et du Progrès avec un p majuscule pour en illustrer le ridicule prétentieux si vous permettez… L’école publique qui s’est progressivement mise en place tout au long du 19è pour aboutir sous la 3è République à notre école républicaine laïque a très vite été captée par l’idéologie. Péguy lui-même le dénonçait au début du 20è. Quand j’entends M. Blanquer se dire péguyste, cela me fait rire (jaune). Pas sûr que Péguy apprécierait le socle commun, les programmes de français ou d’histoire des vingt dernières années, les textes de lois et circulaires verbeuses des trois dernières décennies – toutes choses que M. Blanquer assume parfaitement et ne compte pas remettre en question.

Nous sommes un Etat de droit, et la liberté est le premier des principes de notre république. Pensez-vous vraiment que le passage du singulier au pluriel (« les droits », « les libertés ») est une menace globale ? Contrairement à ce qu’estiment tous ces petits imbéciles, l’affirmation de « droits » individuels et multiformes ne marque-t-elle pas l’avènement d’un fascisme camouflé qui utilise l’individualisme pour mieux atteindre et éteindre les personnes ?

Oui, c’est la barbarie douce dont parlait Jean-Pierre Le Goff dès 1999. Le management d’entreprise à l’anglo-saxonne a totalement infusé dans le champ culturel et éducatif. Au-delà même de l’école, regardez le marché de l’art aujourd’hui ! Tout cela s’est fait au nom du progrès et de la modernité, mais au service exclusif d’intérêts financiers. Si vous argumentez contre la doxa moderne et progressiste, vous êtes un vieux barbon, un « esprit triste englué dans l’invective permanente », comme dit Macron…

Si vous critiquez le capitalisme financier, vous êtes un abruti rétrograde qui ne comprend rien à l’économie. C’est pourquoi ce que vous décrivez va continuer et même s’aggraver car notre président et son gouvernement sont absolument en phase avec cette idéologie globale, totalement économiste et managériale où l’individu ne peut être qu’au service d’intérêts supérieurs qui ne sont absolument pas les siens. Depuis les années 1980 dans l’entreprise on applique cela : faire croire aux salariés qu’ils sont autonomes dans leur travail, qu’on leur fait (faussement) confiance, en réalité ils sont perpétuellement évalués selon des grilles de performances qui les déstabilisent, les jettent dans une concurrence effrénée qui rendent fous certains d’entre eux.

C’est un peu pareil à l’école d’ailleurs avec cette gestion managériale des enseignants qui s‘impose par petites touches depuis vingt ans et qui détruit de l’intérieur notre métier. La littérature nous est d’un grand secours pour comprendre notre monde. Pour moi Houellebecq a tout dit depuis « Extension du domaine de la lutte » et « Plateforme ». Je crois qu’avec la Macronie on va enfin voir ce que donne la gouvernance managériale appliquée à une nation !

Comme la manipulation mentale fait partie des principes du management d’entreprise, nous allons entrer dans une séquence de manipulation visant à la destruction culturelle et intellectuelle de toutes formes d’opposition ou de critiques profondes de ce modèle global post-national. Cela va se faire sans agressivité, avec des sourires d’acteurs de séries américaines, et des slogans à la Obama : vides mais qui rassurent. C’est d’ailleurs le grand projet macronien : redonner confiance. Oui, comme le serpent Kâ dans le Livre de la jungle. Mais tous les Français ne seront peut-être pas aussi réceptifs à l’hypnose que Mowgli. Vous et moi en sommes déjà un petit début de preuve…

Les merveilleux vecteurs de communication modernes semblent en fait les outils de notre asservissement, tout en faisant semblant de « libérer » la parole. Leur diffusion désormais à très grande échelle dans l‘enseignement n’est-il pas foncièrement inquiétant ?

Disons que l’engouement actuel pour l’école numérique a de quoi nous interpeler. Mais on est encore sur ce registre de « l’innovation », au cœur du discours sur l’évolution des systèmes éducatifs européens depuis le milieu des années 1960 via l’OCDE. La France a fait semblant de résister mais elle a fini par céder aux sirènes du modernisme ultra-capitaliste en particulier au moment où la gauche mitterrandienne autant que rocardienne s’est alignée sur ce modèle idéologique libéral-libertaire post-national, tout en l’habillant du logos pédago-progressiste pour faire passer la pilule auprès du peuple nourri au roman national que j’évoquais précédemment sur « la France pays des Lumières et du Progrès ».

On nous rabâche désormais que le monde est en mutation perpétuelle et que l’école ne doit surtout pas être déconnectée de ce monde instable. Quelle course vaine imposons-nous aux maîtres et aux élèves ! Pas étonnant que tant d’enseignants veuillent changer de métier. Il est impossible pour l’école de courir après le monde qui avance et nous devancera toujours. L’école pour reprendre la formule d’Arendt, c’est le lieu de la conservation. Les savoirs sont des héritages à transmettre pour que certains esprits brillants que nous aurons instruits les dépassent pour construire l’avenir (ou le détruire cela arrive aussi !).

Mais cet optimisme béat dans l’avenir et le progrès s’est déjà exprimé dans toute sa bêtise – au sens flaubertien du mot – dans les utopies pédagogiques des années 1960. On a vu le résultat : déculturation, illettrisme de masse, inégalités scolaires et sociales accentuées. Et pourtant on continue à croire aux lendemains qui chantent grâce à plus de technologies et si possible le plus tôt possible dans les classes !

Je crois que rien ne remplace l’apprentissage de la graphie pour travailler la coordination main-cerveau, il serait d’ailleurs plus utile du point de vue pédagogique, culturel voire cognitif, de déployer une grande politique scolaire d’apprentissage de la musique et de l’instrument dès le CP, plutôt que leur apprendre à tapoter sur le clavier. Les technologies numériques sont intuitives, il n’est qu’à voir le nombre d’illettrés incultes qui utilisent parfaitement les réseaux sociaux pour s’en convaincre. Ce qui compte ce sont des esprits nourris de connaissances pour précisément être en mesure d’exercer son esprit critique. Ce n’est donc pas le support qui fait sens mais ce qui est diffusé à travers ce support.

Que vous lisiez « Le protocole des sages de Sion » en ligne ou sur papier, ce qui compte c’est votre culture historique et philosophique pour mettre à distance le récit et comprendre que c’est un faux à vocation antisémite. Or cette culture, elle se transmet à l’école d’abord. Mais comme on n’enseigne plus ni le français ni l’histoire, mais des ersatz de ces disciplines fondatrices de l’esprit critique, des jeunes de plus en plus nombreux sont convaincus par les idées les plus farfelues qui circulent sur les réseaux sociaux : plus on est nombreux à y croire, plus c’est vrai ! L’être humain est amené à suivre ce que le plus grand nombre de ses congénères fait. La psychologie sociale l’a largement démontré et le marketing publicitaire s’est fondé sur ce genre de principe pour envahir notre espace personnel depuis les années 1950.

Hélas, à l’école on retombe parfois dans le domaine de la croyance, pas dans le savoir. Tout savoir induit le doute, le doute est consubstantiel au savoir. La croyance non, si vous commencez à douter c’est déjà que vous ne croyez plus ! Or quand vous manquez de culture, comme c’est le cas de beaucoup de nos collégiens et lycéens, vous ne pouvez pas vous permettre de douter, car sinon vous n’avez plus aucune estime pour vous-mêmes. Voilà comment on endort la jeunesse : en lui faisant croire qu’elle n’a aucune raison de douter et surtout pas d’elle-même !

Enseignante d’Histoire, vous marquez avec force l’enjeu majeur que représente désormais un certain enseignement d’une certaine Histoire. Qu’est-ce qui se joue dans la dispute entre un enseignement classique de l’Histoire et l’enseignement « moderne » tel que le prêchent, par exemple, Laurence De Cock et le groupe Aggiornamento (liste complète des malfaiteurs ici), qui inspira largement la réforme de Najat Vallaud-Belkacem — mais pas assez à son gré ?

Je ne les crois pas modernes, au contraire. Leurs idées datent de la « pédagogie nouvelle » apparue il y a un siècle. Comme « modernes » on fait mieux ! Les méthodes actives et toutes les balivernes qu’elles ont suscitées datent d’avant-guerre. Ils ont simplement décidé dans les années 1960-70 qu’il fallait tout faire pour mettre en œuvre ces utopies pédagogiques, ces expérimentations qui n’ont jamais gagné la confiance de l’institution pour être généralisées. Et pour cause, elles ne pouvaient pas démontrer leur meilleure efficacité sur le groupe classe. Tester une méthode sur 10 élèves, portes ouvertes sur la campagne pour s’ébrouer entre deux activités pédagogiques dans les années 1930 avec une population relativement homogène quant aux codes culturels en partage, ce n’est pas une garantie de l’efficacité de ladite méthode dans une classe de 25 ou 30 élèves, en milieu urbain, dans la France des années 2000 !

L’histoire et son enseignement ont toujours été au cœur d’enjeux politiques et civilisationnels. Ces historiens et autres militants politiques en croisade contre le « récit national » sont des hypocrites : ils savent que tout écrit historique est en soi un récit du passé. Ce qu’ils veulent c’est remplacer ce qu’il appelle avec mépris le « roman national » (qui n’existe que dans leur rêve) par un autre roman post-national ou a-national. Ils ont essayé sous le quinquennat Hollande d’imposer définitivement leurs repères, leurs épopées et leurs grands personnages.

L’ouvrage collectif de Boucheron en aura été une des caricatures. Leur discours prétend vouloir penser la complexité de l’histoire, mais en fait ils sont prisonniers d’une vision pseudo-marxiste binaire de notre discipline : les bourreaux / les victimes, les dominants / les dominés, les maîtres / les esclaves. Ils sont tout autant de mauvais hégéliens que de mauvais marxistes : ils assignent à l’histoire une mission téléologique, un but, une finalité politique. Ce n’est pas ma conception de l’histoire. Je ne conçois pas l’enseignement de ma discipline comme une croisade au service du progrès, de telle ou telle utopie. Je refuse d’assigner un but à l’histoire : il n’y a pas de métaphysique historique.

C’est pourquoi l’histoire scolaire doit se détacher de cette gangue idéologique et se contenter de transmettre des repères culturels solides aux élèves pour les enraciner dans une histoire civilisationnelle commune. Pour nous qui sommes Français, c’est l’héritage gréco-latin, ce sont les civilisations juive et chrétienne qui ont marqué notre paysage, notre histoire, notre littérature, nos arts. Cet héritage, largement inconnu d’une majorité de nos élèves, a posé les bases de l’humanisme européen, des révolutions anglaises, française…

L’art classique par exemple est littéralement indéchiffrable pour nos élèves qui n’ont aucune connaissance solide en histoire grecque ou en histoire des religions. Ces connaissances contribueraient à apprendre aux élèves à user de leur raison car seul un bagage culturel classique solide peut les aider à interpréter le monde instable et superstitieux dans lequel ils vivent. La scientificité de l’histoire réside dans une étude rigoureuse des faits, c’est cela que l’on doit montrer aux élèves. Or on a laissé des idéologues faire le tri dans l’histoire pour servir une soupe bien-pensante qui respecte les susceptibilités de tous.

Enfin presque tous, parce que ce qui relève de la civilisation occidentale fait l’objet d’une critique acerbe qui ne s’embarrasse d’ailleurs pas d’anachronismes : « les heures sombres de notre histoire » semblent être devenues l’angle de vue à privilégier pour juger toute l’histoire occidentale depuis les Grecs jusqu’à aujourd’hui. Au cours des deux dernières décennies, l’histoire est ainsi devenue l’otage des identités et des mémoires qui clament chacune leurs droits, dans une concurrence effrénée et dans une radicalité de plus en plus inquiétante.

Finalement, la culture historique ou littéraire reste l’apanage d’une petite classe de privilégiés. La culture sert d’outil politique de domination sociale des élites bien davantage que le capital financier. Sur ce point Bourdieu avait raison. Il avait tort en revanche de dire que l’école républicaine avait été structurée à dessein pour assurer cette domination. En tous cas, nous les enseignants ne l’avions pas du tout compris ainsi. Peut-être avons-nous été bernés, tout autant que les familles et les élèves ! Découvrir qu’on aurait été dupés sur le sens de l’école républicaine, après tout ça pourrait expliquer le fameux « malaise enseignant » produit par l’école utilitaire et managériale que la gauche et la droite, de concert, ont bâti…

Les tenants du courant pédago dont vous parliez réagissent systématiquement contre quiconque vient critiquer ou interroger leurs idées et leurs méthodes. La violence verbale avec laquelle ils invectivent leurs interlocuteurs s’est d’ailleurs amplifiée sous l’ère Vallaud-Belkacem car ils pensaient être pleinement aux commandes : ils allaient enfin réaliser la grande révolution culturelle postmoderne dont ils rêvent depuis des décennies. Ils ont été très actifs car la ministre était si peu compétente qu’elle se fiait à ces « experts ». M. Blanquer hérite de leurs méfaits et ni lui ni la nouvelle présidente du CSP n’y pourront rien : les programmes de l’école et du collège sont là. Il faut faire avec.

Or, si je ne prends que le cas de ma discipline, l’histoire-géographie, ces programmes sont absolument calamiteux. Sous un vague vernis de présentation chronologique, les entrées thématiques, les études de cas, l’exclusion de pans entiers de l’histoire antique, médiévale ou moderne de l’Europe et de la France, tout cela rend impossible la transmission de connaissances solides et cohérentes. Même en usant et abusant de notre liberté pédagogique, nous sommes tenus par les attendus hautement idéologiques de ces programmes qui ne dissimulent pas ce prêchi-prêcha multiculturaliste hostile à toute idée de nation qu’incarna le triste ministère Peillon qui se prenait pour Jules Ferry (la culture et le courage politique en moins), puis Hamon et Vallaud-Belkacem dont l’incompétence a surpassé tous les ministres de la rue de Grenelle. On pensait avoir atteint des sommets avec Bayrou, Allègre, Fillon ou Chatel mais non, il y avait pire ! C’est pourquoi le consensus s’est fait aussi facilement autour de M. Blanquer. Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois.

Plus globalement, comment l’apprentissage du français est-il la clé de la renaissance — ou de notre disparition ?

L’école depuis trente ans participe de cette idée destructrice de notre humanité qui établit la technologie comme paradigme se substituant au paradigme de la culture. Il ne s’agit pas d’exclure la technologie mais de hiérarchiser : la culture est le ciment d’une société. Sa transmission en tant qu’héritage, de même que sa diffusion dans une dimension populaire, devraient rester prioritaires. La technologie n’est qu’un moyen.

Mais la situation est d’autant plus critique pour l’école que nos sociétés occidentales ont érigé le paradigme technologique contre le paradigme culturel. En France, on le vit plus difficilement que les autres nations modernes car on se veut ou se croit, par excellence, la nation de la culture : littérature, peinture, architecture, philosophie, histoire. Les Allemands, les Italiens ou les Britanniques qui pourraient à juste titre se prévaloir aussi de cette grandeur culturelle passée, semblent moins anxieux que nous devant la disparition de la culture, sous la forme de sa marchandisation en particulier.

La France continue de se prendre pour un phare culturel. Les intellectuels de salon ont pourtant bien remplacé les intellectuels engagés qui produisaient une pensée sinon théorique du moins articulée. Le temps des Aron, Bourdieu, Deleuze et Furet pour ne citer qu’eux, semble révolu. Certains se disent aujourd’hui « philosophes » sans jamais avoir écrit d’ouvrages majeurs avançant une pensée résolument novatrice. Ils écrivent des livres de commentaires de l’actualité en citant d’illustres philosophes à l’appui de leurs analyses, c’est intéressant mais je crois que ce n’est pas cela « philosopher », en tous cas ce n’est pas cela produire une pensée régénérante et dérangeante… En même temps, après Nietzsche, je ne sais pas trop ce qu’on peut bien encore avoir à dire de profond et de révolutionnaire pour l’humanité.

J’ai l’air de m’éloigner de votre question mais en fait la question de l’apprentissage du français revient à cela : donner les moyens d’entrer dans une culture issue d’un long héritage civilisationnel, créer les conditions de son enrichissement par les générations futures. Or que constate-t-on ? Les classements internationaux, les enquêtes de l’Education nationale elle-même, les ouvrages d’enseignants qui témoignent de leur vécu, tout converge pour dire que nous assistons à l’achèvement du processus de déculturation de masse initié dans les années 1960 qui résulte avant tout d’un non enseignement de la langue française. Sur le modèle de ce qu’a subi la langue anglaise, on a renoncé à enseigner notre langue dans toute sa richesse et son exigence pour en faire une langue de communication. Le globish français ça existe, écoutez certains politiciens (ceux qui sont nés après 1980 en particulier) ou les animateurs des chaînes d’information continue !

Depuis les années 1970, l’Education nationale assume l’abandon de l’enseignement de la syntaxe, de l’orthographe, de la grammaire. Comme vous et d’autres collègues, je l’explique dans mon livre : c’est une politique délibérée portée par des universitaires, des linguistes, des pédagogistes, qui ont décidé que l’enseignement explicite des règles de la langue française devait être détruit. En 1985 les programmes officiels énoncent que « dans l’intérêt de tous et pour ne pas disqualifier certains élèves il convient d’enseigner les règles de l’usage le plus courant », c’est ainsi qu’on a disqualifié l’usage du subjonctif ou du plus-que-parfait. Ces déracineurs y ont mis toutes leurs forces, tous les moyens institutionnels : l’inspection générale et les formateurs des maîtres ont assuré cette table rase. La révolution culturelle qu’ils ont opérée au nom de « l’égalité des chances » a produit la médiocrité culturelle que tout le monde déplore aujourd’hui et surtout l’illettrisme de masse.

Une large part de nos élèves lit sans comprendre pour peu que la phrase comporte plus d’une proposition subordonnée… La maîtrise de la langue est la seule condition d’accessibilité à la culture littéraire, à l’art, à l’histoire. On pourra inaugurer en grandes pompes toutes les bibliothèques qu’on voudra dans les quartiers dits défavorisés, cela ne changera rien si à l’école on n’a pas enseigné de façon explicite les structures grammaticales, les règles orthographiques de notre langue. A moins qu’on souhaite que les jeunes n’y viennent que pour lire Guillaume Musso ou Raphaëlle Giordano… Mais dans ce cas, qu’on ne nous parle pas de « maison de la culture ».

Entre 1968 et 2018, on a perdu presque 900 heures d’enseignement de français sur une scolarité. Le discours actuel du ministre fait croire qu’il veut inverser la tendance, dans les faits il n’en est rien. Les horaires de français demeurent les mêmes en élémentaire, là où il faudrait non seulement les doubler mais aussi imposer de revenir à un enseignement explicite de la langue et en finir avec les méthodes constructivistes dites « actives ». C’est-à-dire les méthodes qui laissent l’élève se débrouiller avec sa fiche d’activité et ne reçoit l’aide du maître que sur sa demande, après avoir épuisé le soutien de ses pairs (car c’est bien connu on apprend mieux avec son camarade de table qu’avec le professeur !).

On pourra dédoubler autant qu’on veut, si les méthodes d’enseignement sont toujours aussi néfastes et les horaires insuffisants, ça ne changera pas le fond du problème. Sans parler du nombre d’écoles où ces dédoublements se font au sein d’une même salle avec un paravent pour séparer les deux groupes. Certains collègues confient que les conditions de travail de ces classes dédoublées sont inadaptées. Mais il fallait tenir une promesse de campagne, il fallait faire vite.

Je notais en introduction que ni vous, ni moi, ni la foule de celles et ceux qui ont tiré toutes les sonnettes d’alarme depuis vingt ans n’avons été crus. Est-il trop tard ? J’avoue que je désespère, parfois… Quelles mesures prendre, d’urgence — et Blanquer les prendra-t-il ?

Pour être absolument honnête, je ne crois pas que M. Blanquer opérera un quelconque changement de fond. Il reste un libéral au service d’un gouvernement ultralibéral. Il a aussi un plan de mesures économiques à poursuivre, on le sait cela se fera encore au moyen de suppressions de postes, de fermetures de classes en zone rurale par exemple, et en continuant à affaiblir les disciplines fondamentales. La réforme du baccalauréat en est un bel exemple mais aucun média n’a soulevé cette question. Ce qui est normal puisque les journalistes n’y connaissent en général rien et répètent tous les mêmes éléments de langage.

  1. Blanquer est un fin connaisseur de l’institution, un fin politique aussi. Il incarne à merveille l’idéal macronien du « et en même temps ». Il communique habilement en tenant un discours de fermeté et de vérité sur l’état calamiteux de l’école, tout en mettant en œuvre des demi-mesures, notamment en les laissant « à l’appréciation des chefs d’établissement » au nom de la sacro-sainte autonomie des établissements, concept utile pour masquer depuis deux décennies le désengagement du ministère des sujets les plus épineux.

Plus personne n’ose dire que l’école se porte bien, y compris ceux qui nous fustigent depuis vingt ans et ont fini par admettre que nous avions raison de dénoncer le déracinement des savoirs, le nivellement, la création des inégalités qui ne peuvent conduire qu’à aggraver les fractures sociales et culturelles du pays. Ce n’est donc pas faire preuve d’une grande audace pour un ministre que tenir ce discours de vérité. Reste que les discours ce sont des mots, on les oublie vite, surtout à l’Education nationale où l’on est habitué aux bavardages. Les actes subsistent. De ce côté je trouve le ministre peu audacieux pour le moment. Il nomme des comités, commande des rapports. Bref, on est encore dans le papotage entre « experts de salon ».

Sur la laïcité par exemple, M. Blanquer est fragile dans ses réponses, il renvoie à l’avis de tel comité Théodule, à telle réglementation souvent hors sujet. Sur les parents accompagnant les sorties scolaires portant des signes religieux ostentatoires par exemple, il reste très flou, se contentant d’exprimer un avis personnel. Excusez-moi mais compte tenu de la gravité de l’enjeu (à savoir la protection de la liberté de conscience des élèves et la neutralité des enseignements qui doivent être garanties dans le cadre des activités scolaires) on se fiche de connaître son avis personnel, on attend du ministre une parole ferme et claire : c’est oui ou c’est non. Ce n’est pas « il faut voir au cas par cas » !

Il faudrait une grande réforme structurelle de l’école maternelle et surtout primaire. Le collège et le lycée pour moi ne sont pas prioritaires, les élèves en fin de primaire ou au collège aujourd’hui sont une génération sacrifiée comme les précédentes, soumise à la moulinette pédagogiste. Il faut construire une autre école élémentaire pour la génération qui vient. C’est une tâche immense. Il faut s’y atteler mais aucun candidat en 2017 n’a osé soulever cette question pourtant cruciale. Et pour cause, l’école publique ne les intéresse plus, ils ont déjà acté sa mort programmée. Macron, qui n’est pas un produit de l’enseignement public, faut-il le rappeler, sera-t-il le fossoyeur de l’école laïque républicaine ? Vu la fragilité de l’Education nationale, l’épuisement moral de nombreux enseignants, la suspicion des parents d’élèves, je crois qu’avec de l’habileté, de la manipulation, et un soupçon de clientélisme, il n’en faudrait pas beaucoup pour l’achever.